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malheureux, et moi je meurs ; cependant je ne puis me résoudre à souhaiter de ne vous avoir pas connu. Supposé que je dusse me faire des reproches, je ne le puis pas ; mais le dernier moment où je vous ai vu m’est quelquefois revenu dans l’esprit, et j’ai craint qu’il n’y ait eu une certaine audace impie dans cet oubli total du danger qui pouvait menacer vous ou moi. C’est cela peut-être qu’on appelle braver le ciel ; mais un atome, un peu de poussière peut-il braver l’être tout-puissant ? Peut-il en avoir la pensée ? Et, supposé que dans un moment de délire on pût ne compter pour rien Dieu et ses jugements, Dieu pourrait-il s’en irriter ? Si pourtant je t’ai offensé, père et maître du monde, je te demande pardon pour moi et pour celui à qui j’inspirais le même oubli, la même folle et téméraire sécurité. Adieu, mon ami ; écrivez-moi que vous avez reçu ma lettre. Rien que ce peu de mots ; il y a peu d’apparence qu’ils me trouvent encore en vie ; mais, si je vis assez pour les recevoir, j’aurai encore une fois le plaisir de voir de votre écriture. »

Depuis cette lettre, madame, je n’ai rien reçu. C’est trop tard, elle a dit : C’est trop tard. Ah ! malheureux, j’ai toujours attendu qu’il fût trop tard, et mon père a fait comme moi. Que n’a-t-elle aimé un autre homme, et qui eût eu un autre père ? Elle aurait vécu, elle ne mourrait pas de chagrin.


VINGT-DEUXIÈME LETTRE


Madame,

Je n’ai point encore reçu de lettres. Il y a des instants où je crois pouvoir encore espérer. Mais non, cela n’est pas vrai. Je n’espère plus. Je la regarde déjà comme morte, et je me désole. Je m’étais accoutumé à sa ma-