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NOTICE.

ce propos un homme d’esprit du lieu, qu’on ne puisse rien nous dire d’obligeant que dans le but de se moquer de nous ? »

Pour nous autres désintéressés, les Lettres Neuchâteloises sont tout simplement une petite perle en ce genre naturel dont nous avons eu Mademoiselle de Liron, dont Geneviève, dans André, figure l’extrême poésie, et dont Manon Lescaut demeure le chef-d’œuvre passionné. A défaut de passion proprement dite, un pathétique discret et doucement profond s’y mêle à la vérité railleuse, au ton naïf des personnages, à la vie familière et de petite ville, prise sur le fait ; quelque chose du détail hollandais, mais sans l’application ni la minutie, et avec une rapidité bien française. Comme je n’exagère rien, je ne craindrai pas de beaucoup citer. — La première lettre est de Juliane C…, à sa tante ; Juliane, pauvre ouvrière en robes (une petite tailleuse, comme on dit), raconte, dans son patois ingénu, comment il lui est arrivé avant-hier une grande aventure : on avait travaillé tout le jour autour de la robe de mademoiselle de La Prise, une belle demoiselle de la ville, et, sitôt faite, ses maîtresses avaient chargé Juliane de l’aller porter. Mais, en descendant le Neubourg, la pauvre fille dans un embarras trébuche, et la robe tombe : il avait plu. Comment oser la porter en cet état ? Comment oser retourner chez ses maîtresses si gringes ? Elle demeurait immobile et tout pleurant. Mais un jeune monsieur était là ; il a vu l’embarras de la pauvrette, et, sans se soucier des moqueurs, il l’aide à ramasser la robe, lui offre de l’accompagner vers ses maîtresses, l’excuse près d’elles en effet, et lui glisse une pièce d’argent en la quittant. Et il y avait à tout cela, notez-le, de la bonté et une sorte de courage ; car la petite fille, jolie à la vérité, était si mal mise et avait si mauvaise façon, qu’un élégant un peu vain ne se serait pas soucié d’être vu dans les rues avec elle.