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pusillanimes, exigeants, égoïstes et vaporeux comme nous. Vos courses, vos jeux, vos exercices avec votre frère vous ont rendu robuste et adroit, et avec lui votre cœur naturellement sensible est devenu délicat et tendre. Qu’il était heureux ! s’écria-t-elle un jour que, le cœur plein de mon frère, j’en avais longtemps parlé ; heureuse la femme qui remplacera ce frère chéri ! — Et qui m’aimerait comme il m’aimait, lui dis-je. — Ce n’est pas cela qu’il serait difficile de trouver, me répondit-elle en rougissant. Vous n’aimerez pas une femme autant que vous l’aimiez ; mais, si vous aviez seulement cette tendresse que vous pouvez encore avoir, si on se croyait ce que vous aimez le mieux à présent que vous n’avez plus votre frère… Je la regarde, des larmes coulaient de ses yeux. Je me mets à ses pieds, je baise ses mains. — N’aviez-vous point vu, dit-elle, que je vous aimais ? — Non, lui dis-je, et vous êtes la première femme qui me fasse entendre ces mots si doux. — Je me suis dédommagée, dit-elle en m’obligeant à m’asseoir, d’une longue contrainte et du chagrin de n’être pas devinée ; je vous ai aimé dès le premier moment que je vous ai vu ; avant vous, j’avais connu la reconnaissance et non point l’amour ; je le connais à présent qu’il est trop tard. Quelle situation que la mienne ! Moins je mérite d’être respectée, plus j’ai besoin de l’être. Je verrais une insulte dans ce qui aurait été des marques d’amour ; au moindre oubli de la plus sévère décence, effrayée, humiliée, je me rappellerais avec horreur ce que j’ai été, ce qui me rend indigne de vous à mes yeux et sans doute aux vôtres, ce que je ne veux, ce que je ne dois jamais redevenir. Ah ! Je n’ai connu le prix d’une vie et d’une réputation sans tache que depuis que je vous connais. Combien de fois j’ai pleuré en voyant une fille, la fille la plus pauvre, mais chaste, ou seulement encore innocente ! à sa place, je me serais allée donner à vous, je vous aurais consacré ma vie, je vous aurais servi à tel