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parer. Mon frère fut destiné à avoir une place dans le parlement, et moi à servir dans l’armée : on voulut l’envoyer à Oxford, et me mettre en pension chez un ingénieur ; mais, le moment de la séparation venu, notre tristesse et nos prières obtinrent que je le suivrais à l’université, et j’y partageai toutes ses études comme lui toutes les miennes. J’appris avec lui le droit et l’histoire, et il apprit avec moi les mathématiques et le génie ; nous aimions tous deux la littérature et les beaux-arts. Ce fut alors que nous appréciâmes avec enthousiasme le sentiment qui nous liait ; et, si cet enthousiasme ne rendit pas notre amitié plus forte ni plus tendre, il la rendit plus productive d’actions, de sentiments, de pensées ; de sorte qu’en étant plus occupés, nous en jouissions davantage. Castor et Pollux, Oreste et Pilade, Achille et Patrocle, Nisus et Euryale, David et Jonathan furent nos héros. Nous nous persuadâmes qu’on ne pouvait être lâche ni vicieux ayant un ami, car la faute d’un ami rejaillirait sur l’autre ; il aurait à rougir, il souffrirait ; et puis quel motif pourrait nous entraîner à une mauvaise action ? Sûrs l’un de l’autre, quelles richesses, quelle ambition, quelle maîtresse pourraient nous tenter assez pour nous faire devenir coupables ? Dans l’histoire, dans la fable, partout nous cherchions l’amitié, et elle nous paraissait la vertu et le bonheur.

Trois ans s’étaient écoulés ; la guerre avait commencé en Amérique : on y envoya le régiment dont je portais depuis longtemps l’uniforme. Mon frère vint me l’apprendre, et, parlant du départ et du voyage, je fus surpris de lui entendre dire nous au lieu de toi ; je le regardai. Avais-tu cru que je te laisserais partir seul, me dit-il ? Et voyant que je voulais parler : ne m’objecte rien, s’écria-t-il, ce serait le premier chagrin que tu m’aurais fait, épargne-le-moi. Nous allâmes passer quelques jours chez mon père, qui, de concert avec tous nos parents, pressa mon frère