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pour dévorer le blessé ; il faut sans cesse de nouvelles bêtes, et la bille d’acajou commence à coûter cher.

« Mais elle atteint le bord de la rivière ; on la marque alors d’un chiffre sur toutes ses faces et on la précipite du haut des berges dans le lit du fleuve. À la crue prochaine, l’eau l’emportera, et si par hasard elle échoue dans une anse ou sur une roche, ce sera pour l’année suivante.

— Mais où les recueille-t-on, les billes ? demanda François.

— À Ténosiqué, où tu en verras des radeaux. À chaque époque des crues, les Indiens de Ténosiqué se rendent au débouché de l’Usumacinta, à la boca del rio, pour attendre les acajous que le fleuve vomit par centaines. Ils ont 2 fr. 50 par bille, et c’est entre eux une émulation, une concurrence ardente, à qui en ramènera le plus. Chaque pièce étant marquée, ils les classent par propriétaires, les réunissent en radeaux comme je vous l’ai dit, et les ramènent au village. Voilà ce qu’il a fallu d’argent, de travail, de persévérance et de danger pour amener cet arbre à la portée des négociants d’Europe ; et je n’ai point parlé des épidémies qui emportent les bœufs, des fièvres qui déciment les travailleurs, et des montéros qui souvent dilapident les fonds de leur maître. Et maintenant, Pancho, veux-tu te faire entrepreneur ?

— Non, dit Pancho ; j’ai sommeil, allons nous coucher. »

Les voyageurs firent la grasse matinée ; le soleil était haut lorsque Pétronille vint avertir chacun que le café servi attendait. Les Indiens étaient partis, laissant le village à peu près désert, mais la plaine, rayonnante de lumière, était magnifique.

Les petits vautours planant dans les hauteurs virgulaient le ciel de leur vol concentrique ; les moqueurs gazouillaient perchés sur les cases, pendant que des papillons aux allures calmes et des oiseaux-mouches bruyants et rapides s’ébattaient en foule autour des orangers et plongeaient leurs becs et leurs trompes dans les profondes corolles de cannas multicolores. La vie intense des infiniment petits animait ce désert.

Sulpice et les deux enfants, armés de filets à papillons et d’un fusil chargé de cendrée minuscule, partirent en exploration ; ils