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ils achètent des principautés en Espagne et dans le royaume de Naples, ou font construire pour eux un palais d’un million et pour le public une église de plus de trois[1]. Toutes les belles églises de cette ville sont, chacune, l’ouvrage d’un seul homme ou d’une seule famille. Au surplus, l’état est fort pauvre, et fait le méchant monopole de vendre aux étrangers une partie des vivres que la sérénissime république a soin de fournir fort chers et fort mauvais.

Le jour de la Saint-Jean est un des cinq de l’année où le Doge a permission de sortir pour aller à la messe en cérémonie. Je ne manquai pas de l’aller voir. Les troupes ouvraient la marche ; les grenadiers, avec de gros bonnets, marchaient les premiers suivis des Suisses de la garde, en culottes à la suisse, fraises, etc., vêtus de rouge, galonnés de blanc ; ensuite les pages du Doge, magnifiquement habillés d’un pourpoint de velours rouge, les chausses et les bas verts, le manteau rouge doublé de satin vert, et la toque rouge ; le tout entièrement chamarré d’or, tant en dedans qu’en dehors. Puis une partie du corps des nobles en petites perruques et en petits manteaux. Ensuite venoit, accompagné de deux massiers, un sénateur portant sur son épaule l’épée de la république, démesurément longue, dans un fourreau de vermeil. Le général des armes, en épée et en robe de palais, marchoit immédiatement devant le Doge, qui étoit vêtu d’une robe longue de damas rouge sur une veste de même couleur et coiffé d’une vastissime perruque carrée. Il portoit à la main une espèce de bonnet carré rouge, terminé par un bouton au lieu de houppe. Il est grand et maigre, âgé d’environ soixante-dix ans ; il a la physionomie et le maintien d’un homme de qualité et se nomme Costantino Balbi. On me dit qu’il n’étoit pas de la bonne maison Balbi, mais noble de la seconde classe. Les sénateurs, deux à deux, marchoient à la suite du Doge, cachés sous de prodigieuses perruques et de grosses robes de damas noir montées sur les épaules, de façon qu’ils paraissoient tous bossus. Ils se rangèrent, de chaque côté du chœur, dans des fauteuils ; l’archevêque avoit son trône et son dais du


  1. Gènes renferme environ 70 ou 80 églises ou oratoires, fondés en expiation de crimes politiques ou de vengeances amoureuses.