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nements, reliques, une épine de la vraie croix, la vieille chappe et les pantoufles du pape Innocent VI, leur fondateur, etc., etc.

Le portail de l’église est orné de trois bas-reliefs d’assez mauvais goût. Bref, je sortis de ce lieu fort satisfait de la peine que j’avois prise d’y venir. À propos, n’êtes-vous pas ennuyé de ces longs détails de peintures ? Il faut essuyer tout ce narré, puisque vous voulez avoir mon journal. C’est souvent à moi-même que j’écris ici, et pour revoir à mon retour, une seconde fois, ce qui m’aura amusé dans ma promenade.

L’après-midi fut employé à parcourir le reste d’Avignon. Nous allâmes voir la synagogue, qui pue comme ce qu’elle est. Il y a bien dix mille lampes, tant de cuivre que de verre ; après cela qui pourroit nier que ces gens-là ne soient illuminés ? La juiverie est petite et mal bâtie, et les juifs pauvres, contre leur ordinaire, mais à coup sûr ce n’est pas leur faute. Ils portent tous des chapeaux jaunes, et les femmes un petit morceau de laine jaune sur la tête.

Les Célestins ont un tombeau du bienheureux Pierre de Luxembourg, dont ils font à tort un grand cancan. J’aime mieux leur jardin tout rempli de palissades de lauriers, de la hauteur d’un sapin. Dans une de leurs salles, je trouvai le fameux tableau peint en détrempe par René d’Anjou, roi de Provence, leur fondateur, représentant sa maîtresse[1]. Cette femme, dont il étoit extrêmement amoureux, étant venue à mourir, dans son affliction, au bout de quelques jours, il fit ouvrir son tombeau pour la revoir encore ; mais il fut si frappé de l’état affreux de ce cadavre, que, son imagination s’échauffant de noirceur, il la peignit. C’est un grand squelette debout, coiffé à l’antique, à moitié couvert de son suaire, dont les vers rongent le corps défiguré d’une manière affreuse ; sa bière est ouverte, appuyée debout contre une croix de cimetière, et pleine de toiles d’araignées fort bien imitées. Au diable soit l’animal qui, de toutes les attitudes où il pouvoit peindre sa maîtresse, en a choisi une d’un si horrible spectacle ! Il y a dans ce tableau un rouleau contenant une trentaine de vers français du même roi, que j’ai négligé de copier, pensant que l’antiquaire Sainte-Palaye

  1. Voir sur les tableaux attribués au roi René, de Pointel, Peintres provinciaux de l’ancienne France, t. I, p. 129-152.