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de la mer. Le pays est beau et assez fertile. Nous côtoyions les bords de la Bataglia, le long de laquelle sont des maisons plus belles encore que celles de la Brenta, mais en plus petit nombre. Le marquis Obizzi nous avoit fort recommandé de voir la sienne. Il est d’une des plus anciennes et des plus illustres maisons d’Italie, originaire de Bourgogne, à ce qu’il nous dit. Quant à son château, on a fait une dépense prodigieuse pour le construire en amphithéâtre de mauvais goût, avec de hautes murailles couronnées de créneaux. Celui qui l’a fait bâtir, aussi amateur de puériles allusions de l’antiquité que du Tillot, a jugé à propos, parce qu’il s’appeloit Æneas, de prendre partout le surnom de Pius, et, parce que le lieu s’appelle Orcini, de mettre un gros cerbère à la porte. Les appartements sont tous peints à fresque et même les cours par Paul Veronese, s’il faut le croire ; car, à l’exception de certains bons morceaux qui paraissent véritablement de sa main, le reste est assez médiocre. Il y a un arsenal de vieilles cuirasses et un petit théâtre de poche fort bien imaginé, pour jouer des comédies entre honnêtes gens. Conseillez de ma part à Bourbonne d’en faire construire un pareil, à sa bastide de la porte Saint-Pierre. De là nous passâmes la Bataglia, puis le Colzon à Monte Celeze, qui a une espèce de château à pointes de diamants au-dessus d’un rocher ; puis le grand fleuve de l’Adige dans un bac. Ces passages fréquents dans ce pays bas, tout coupé de rivières, sont fort coûteux, et plus fastidieux encore par le retard qu’ils occasionnent.

Rovigo, où nous arrivâmes ensuite, est une petite ville qui n’est pas désagréable. C’est la capitale du Polezin vénitien. Nous en gagnâmes les confins à Canzaro qui joint l’État du Pape. Ce fut là que nous arriva le charmant petit épisode que voici. C’est le lieu où sont les lignes faites contre la peste de Sinigaglia, qui ne sont autre chose que de grandes palissades qui ferment le passage d’une rivière et d’un pont, par où l’on entre dans l’état de Venise. Près de là sont de grands parcs palissades, où une centaine de gredins faisoient la quarantaine. Ils nous firent force amitiés et, comme les petits présents l’entretiennent, ils nous donnèrent la peste ; de sorte que moi qui vous parle, je l’ai très-vraisemblablement en ce moment-ci ; bienheureux que ce ne soit que cela.