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que de donner un poulet à personne. J’ai été quelquefois à la conversation chez la procuratesse Foscarini, maison d’une richesse immense, et femme très-gracieuse d’ailleurs ; pour tout régal, sur les trois heures, c’est-à-dire à onze heures du soir de France, vingt valets apportent dans un plat d’argent démesuré, une grosse citrouille coupée en quartiers, que l’on qualifie du nom de melon d’eau, mets détestable s’il en fut jamais. Une pile d’assiettes d’argent l’accompagne ; chacun se jette sur un quartier, prend par-dessus une petite tasse de café, et s’en retourne à minuit souper chez soi, la tête libre et le ventre creux. Je vous dirai franchement qu’un des grands désagréments du voyage est de n’avoir pas, quand le soir vient, ses bonnes pousselines, son gros Blancey, son bon Ouintin, ses amis Maleteste et Bévy[1], sa dame Cortois[2], ses excellentes petites dames de Montot et Bourbonne[3], enfin tout notre petit cercle, pour tenir, les coudes sur la table, des propos de cent piques au-dessus de la place Saint-Marc et du Broglio. Il faut s’attendre, en pays étrangers, à avoir les yeux satisfaits et le cœur ennuyé ; de l’amusement de curiosité, tant qu’il vous plaira, mais des ressources de société, aucune. Vous ne vivez qu’avec des gens pour qui vous êtes sans intérêt, comme ils le sont pour vous. Et, quelque aimables qu’ils fussent d’ailleurs, le moyen de se donner réciproquement la peine d’en prendre, quand on songe que l’on doit se quitter sous peu de jours pour ne se revoir jamais.

Ici notre principale ressource a été dans notre ambassadeur, de qui nous recevons toutes sortes de bons traitements. C’est le comte de Froulay qui répare fort bien ici l’honneur de la nation, qui avoit été un peu maléficié par son prédécesseur. Il nous a menés plusieurs fois à sa maison de campagne en terre ferme, qui est vraiment fort belle, et nous a donné l’accointance de tous les ambassadeurs ;

  1. Président à la chambre des comptes de Dijon.
  2. Anne de Mucie, épouse de Claude-Antoine Cortois, conseiller au parlement de Dijon ; frère de l’abbé Cortois de Quiacey, à qui sont adressées plusieurs lettres ci-après.
  3. Mme de Montot, née Suremain de Flamerans ; son mari, beau-frère de M. de Quintin, était conseiller au parlement de Dijon. – Mme de Bourbonne, fille du président Bouhier ; son mari était président à mortier au même parlement.