Page:Charles de Brosses - Lettres familières écrites d’Italie - ed Poulet-Malassis 1858.djvu/151

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jeu, à plus forte raison l’aurois-je ici. Je demande donc, au cas que je sois refusé, d’être nommé à la seconde place, qui est celle de provéditeur de Dalmatie. » Alors tous ceux qui prétendoient à cette place ouvrirent les oreilles, bien résolus de faire agir leur faction pour se délivrer d’un concurrent si redoutable, en le faisant nommer à la première. De cette sorte, Loredano se rendit aussi puissant que son concurrent. Pour emporter la balance, il s’avança une seconde fois, demandant, en cas de refus de l’une ou de l’autre place, l’ambassade de Constantinople, ce qui produisit le même effet pour ceux qui y prétendoient. Moyennant quoi il fut nommé, au grand conseil, provéditeur-général, et le pauvre Aimo, qui ne pouvoit plus briguer les places inférieures qu’il avoit déjà possédées, est demeuré à ronger ses doigts à Padoue. Au surplus, notez que la charge ne pouvoit tomber qu’en très-bonnes mains, et que ces gens-ci sont trop sages pour faire rouler ces sortes de jeux sur d’autres que sur de très-bons sujets. J’ai eu le plaisir d’avoir mon cœur clair de leur façon de ballotter les charges.

On nous fît la faveur de nous faire entrer au grand conseil pour voir l’élection du général des galères, charge assez importante. Le grand conseil se tient dans une salle immense et bien ornée. Dans le fond est une estrade où sont les places des conseillers et des inquisiteurs d’état, avec le trône du doge au milieu. L’estrade surbaissée tourne tout autour de la salle, et de longs rangs de bancs, adossés les uns aux autres et rangés en allées, remplissent la salle. Tous les nobles entrèrent là sans ordre et se placèrent. Les robes rouges avoient leurs places marquées, et quelques-unes se dispersèrent en différents lieux de la salle pour empêcher qu’il ne se fît du bruit dans une si nombreuse assemblée, chose, à mon gré, où ils ne réussirent nullement, puisque l’on y faisoit un sabbat de l’autre monde, aussi ne faisoit-on là que peloter en attendant partie. Près du grand chancelier, sur l’estrade, il y avoit une urne contenant autant de petites boules qu’il y avoit de personnes, et parmi ces boules un certain nombre de dorées ; chacun tira la sienne. Ceux à qui échurent celles dorées furent les électeurs de la charge en question, avec une grande quantité d’autres qui, par leurs places, étoient électeurs de droit. Cela fait, nous passâmes dans