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grande et bien faite, me paroît assez mal placée là, puisqu’elle interrompt la figure régulière de la place[1].

Je ne m’aviseroi pas d’entrer avec vous dans le même détail sur l’article de Venise, que j’ai fait en parlant des autres villes ; ce seroit une chose à ne jamais finir, et pour plus d’abréviation je ne vous en dirai rien du tout, d’autant mieux que je n’aurois souvent qu’à répéter ce qu’à dit Misson. Il en parle fort pertinemment, et mieux que d’aucun autre endroit que j’aie encore vu ; surtout je vous épargnerai l’article des tableaux, à votre grande satisfaction, si je ne me trompe ; mais je ne ferai pas le même tort à Quintin, qui ne me le pardonneroit pas. On dit qu’il y en a plus à Venise que dans le reste de l’Italie. Pour moi, ce que j’assurerois bien, c’est qu’il y en plus que dans la France entière. La seule liste des peintures publiques fait un gros in-8o, sans compterr que les particuliers en ont de quoi combler l’Océan. On prétend aussi qu’à illuminer les trois étages des Procuraties en flambeaux de cire blanche, la nuit de Noël, on brûle plus de cire ici en cette nuit que dans tout le reste de l’Italie pendant un an. Nous ne songeons jamais à déjeûner, Sainte-Palaye et moi, sans nous être au préalable mis quatre tableaux du Titien et deux plafonds de Paul Véronese sur la conscience. Pour ceux du Tintoret, il ne faut pas songer à les épuiser ; il falloit que cet homme-là eût una furia da diavolo. Je me suis borné à examiner mille ou douze cents des principaux.

Je ne vous parlerai pas trop non plus du gouvernement ni des mœurs ; c’est un article qu’Amelot a traité à fond et assez bien. Il ne faut pas cependant croire tout le mal qu’il en dît, mais seulement la plus grande partie. Quant aux mœurs, vous aimeriez sûrement mieux que je vous entretinsse de cela que d’édifices et de peintures ; mais faites réflexion qu’un étranger qui passe un mois dans une ville n’est pas fait pour les connaître, et en parleroit presque infailliblement tout de travers. Cependant si vous voulez quelque chose là-dessus, je vous dirai qu’il n’y a pas de lieu au monde où la liberté et la licence régnent plus souverainement qu’ici. Ne vous mêlez pas

  1. Elle a été élevée, au contraire, pour masquer l’irrégularité de cette place.