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jamais que pour étendre les pieds de ceux qui sont dans le fond. Tout cela est ouvert de trois côtés, comme nos carrosses, et se ferme quand on veut, soit par des glaces, soit par des panneaux de bois recouverts de drap noir, qu’on fait glisser sur des coulisses ou rentrer par le côté dans le corps de la gondole. Je ne sais pas trop si je me fais entendre. Le bec d’avant de la gondole est armé d’un grand fer en col de grue, garni de six larges dents de fer. Cela sert à la tenir en équilibre, et je compare ce bec à la gueule ouverte du requin, bien que cela y ressemble comme à un moulin à vent. Tout le bateau est peint en noir et verni ; la caisse doublée de velours noir en dedans et drap noir en dehors, avec les coussins de maroquin de même couleur, sans qu’il soit permis aux plus grands seigneurs d’en avoir une différente en quoi que ce soit de celle du plus petit particulier ; de sorte qu’il ne faut pas songer à deviner qui peut être dans une gondole fermée. On est là comme dans sa chambre, à lire, écrire, converser, caresser sa maîtresse, manger, boire, etc., toujours faisant des visites par la ville. Deux hommes, d’une fidélité à toute épreuve, l’un à l’avant, l’autre à l’arrière, vous conduisent sans vous voir, si vous ne voulez.

Je n’espère plus de me trouver de sang-froid dans un carrosse après avoir tâté de ceci. J’avois ouï dire qu’il n’y avoit jamais d’embarras de gondoles comme il y en a de voitures à Paris ; mais au contraire rien n’est plus commun, surtout dans les rues étroites et sous les ponts; à la vérité ils sont de peu de durée, la flexibilité de l’eau donne une grande facilité pour s’en débarrasser. Outre cela, nos cochers d’ici sont si adroits, qu’ils glissent on ne sait comment et tournent en un coup de main cette longissime machine sur la pointe d’une aiguille. Ces voitures vont vite, mais non pas autant que le carrosse d’un petit-maître. Cependant ne vous avisez pas de tenir la tête hors de votre gondole ; la gueule du requin d’une autre gondole qui passeroit vous la couperoit net comme un navet. Le nombre des gondoles est infini, et l’on ne compte pas moins de soixante mille personnes qui vivent de la rame, soit gondoliers ou autres. On dit aussi, pour faire valoir l’agrément du séjour, que la ville a toujours un fonds de trente mille étrangers. Cela peut avoir quel- que fondement pendant les six mois de carnaval ; mais hors de là je crois ce nombre fort exagéré.