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Rien de pareil ne s’était vu jusqu’ici, à ce degré, sur aucun point de l’Afrique. Les chiffres de Livingstone et de Cameron,

    sentinelles, trahissaient l’apparition des chasseurs d’esclaves au-dessous des Stanley-Falls !…

    Plus tard, nous apprenons que la ville de Yombarri occupait, précédemment, ce site aujourd’hui désert. En attendant, nous ne tardons pas à apercevoir, sur le même côté du fleuve, une nouvelle scène de désolation et de misère. Ici, c’était une ville entière brûlée, les palmiers abattus, les bananiers ravagés, et le même étrange spectacle de canots dressés de toute leur hauteur. Mais il y avait au moins des êtres humains capables de nous fournir l’explication de ces mystères. Environ 200 indigènes se tenaient en effet accroupis sur la berge devant les décombres. Quelques-uns avaient la tête enfouie dans les mains, d’autres regardaient tristement le vide, d’autres encore, le menton appuyé sur la main, nous dévisageaient d’un air de stupide indifférence. « La cruauté des hommes s’est abattue sur nous », semblaient-ils dire. « Nous avons tout perdu : biens, bonheur, espérance. Quel mal nouveau pourriez-vous nous faire ? Nous avons tant souffert que vous ne pourriez imaginer des supplices plus cruels. »

    Je donnai ordre à Youmbila d’interroger ces malheureux. Alors, un vieillard, qui paraissait accablé de désespoir, se leva et commença à nous raconter l’histoire de leurs malheurs avec une extrême volubilité.

    Le village avait été envahi à l’improviste par une bande d’hommes qui faisaient retentir les ténèbres de leurs clameurs féroces et d’une assourdissante fusillade. Ces brigands avaient égorgé tous les habitants qui tentaient de s’échapper des huttes en feu ; pas un tiers de la population mâle n’avait eu la vie sauve, et le plus grand nombre de femmes et d’enfants avaient été enlevés et emportés Dieu sait où.

    — Et dans quelle direction ces malfaiteurs se sont-ils éloignés ?

    — Ils ont remonté le fleuve. Il y a de cela huit jours.

    — Ont-ils incendié tous les villages ?

    — Tous sans exception, des deux côtés de la rivière.

    Dans la matinée du 17 novembre, nous nous attardions sur la rive à couper du bois, lorsque nous aperçûmes sur le fleuve un objet couleur d’ardoise qui descendait avec le courant. L’En-Avant gagna le large et un de nos hommes arrêta l’épave avec une perche à sonder. Horreur ! c’étaient deux cadavres de femmes, liés ensemble par une corde !… Et, à en juger par l’état des deux corps, le drame ne remontait qu’à douze heures au plus !…