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DE LA NATURE ET DE L’ART.

l’individu dans le sens de son naturel, si rien n’a étouffé ou faussé les germes qui étaient en lui, il aura une originalité harmonieuse, il aura ce premier élément de beauté qu’on appelle le caractère.

Maintenant, si ce caractère, au lieu d’être purement individuel, est un des grands types de l’humanité, c’est-à-dire si l’individu nous apparaît comme résumant le genre humain tout entier ou l’un des grands aspects du genre humain, par exemple, la gracieuse adolescence, la majesté virile, la fierté, la prudence, la douceur, alors il achèvera d’être beau ; il appartiendra aux régions de l’idéal, il aura, dans toute la force du mot, la beauté.

À ces trois termes, l’individualité, le caractère, la beauté, répondent les trois aspects que présente l’art, considéré dans son rôle d’imitateur.

L’artiste qui se borne à imiter la nature n’en saisit que l’individualité : il est esclave. Celui qui interprète la nature en voit les qualités heureuses : il en démêle le caractère : il est maître. L’artiste qui l’idéalise y découvre ou y imprime l’image de la beauté : celui-là est un grand maître.

On le voit, à mesure que l’artiste s’éloigne de l’idéal pour s’approcher de la nature, il entre dans l’intimité de la vie particulière, il trouve la saveur de l’originalité ; mais il diminue son importance, il rétrécit son horizon, il se rapetisse. À mesure que l’artiste s’éloigne de la nature pour marcher vers l’idéal, son originalité s’efface, mais il gagne en dignité ce qu’il a perdu en physionomie : il s’ennoblit, il s’élève, il entre dans les grandeurs de la vie universelle.

C’est ici que va éclater la supériorité de l’art. La nature, en effet, ne produit que des individus : l’art s’élève à la conception de l’espèce. On voit, sur la terre, des arbres, des chevaux,… mais on n’y voit ni le cheval ni l’arbre. Nous vivons avec des hommes qui s’appellent Pierre ou Jean : nulle part nous n’avons rencontré ce personnage sans nom propre, qu’on appelle l’homme. Le désert est habité par des lions, mais cette image de la force majestueuse, ce Jupiter des animaux, qu’on nomme le lion, n’existe que dans le granit ou dans le marbre. L’espèce est donc une création de l’art. En comparant mille individus différents, il a distingué en eux ; des formes génériques et des formes accidentelles ; puis, en réunissant tous les traits essentiels, il en a fixé le caractère invariable ; il a composé un type. Mais, hélas ! ce type, de pure invention, n’est animé d’aucun souffle ; cet arbre créé par notre esprit ne prêtera son ombre à aucun voyageur ; ce cheval imaginaire ne portera personne, et l’homme que nous aurons conçu ne sera qu’une froide abstraction, un être sans haine et sans amour, dont le cœur n’a jamais battu et ne battra jamais. La nature, qui seule a le don et le secret de la vie, rachète par là son infériorité et reprend son empire. Il faudra donc que l’artiste donne aux créations de son âme les empreintes de la vie, et il ne pourra les trouver, ces empreintes, que dans les individus créés par la nature. Les voilà donc à jamais inséparables, ces deux êtres : le type, qui est un produit de la