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GRAMMAIRE DES ARTS DU DESSIN.

et la paraphrase éloquente, et nous dirons : l’art est l’interprétation de la nature.

Nicolas Poussin, se promenant un jour sur les bords du Tibre, rencontre une femme qui, après avoir baigné son enfant dans le fleuve, le ramène au rivage, l’enveloppe de linges et le caresse. Aussitôt sa pensée se reporte aux temps antiques ; il s’imagine voir Moïse sauvé des eaux du Nil. L’enfant du Transtévère devient pour lui le législateur des Hébreux ; la sauvage campagne de Rome lui apparaît comme le désert égyptien, et s’il aperçoit au loin un obélisque en ruine ou la pyramide de Cestius, il lui suffit d’ajouter un palmier au paysage pour achever la géographie du tableau… Voilà comment une scène de la vie commune s’élève tout à coup à la dignité d’une peinture historique. L’artiste a emprunté de la nature ses grâces naïves, et du paysage son caractère solennel ; mais, avant de mettre en œuvre les éléments qu’il a sous les yeux, sa pensée a tout élevé, tout agrandi, et le cachet de l’art a été imprimé sur la réalité la plus simple. Ainsi se vérifie cette autre définition de l’art, donnée par le grand Bacon, et si semblable à celle que nous venons de formuler : Homo additus naturæe, l’homme ajoutant son âme à la nature.

Il en est de même de tous les arts ; l’humanité les a tous créés en s’appuyant sur la nature, mais en s’élevant au-dessus d’elle. La parole est un don naturel de l’homme, et il reste dans la nature tant qu’il lui fait que parler ; mais sitôt qu’il chante ses douleurs ou ses amours sur un rythme marqué par les battements de son cœur, il soumet aux lois de son imagination les bruits de la nature ; il invente un art ; il crée la musique.

Placé entre la nature et l’idéal, entre ce qui est et ce qui doit être, l’artiste a une vaste carrière à parcourir pour aller, de la réalité qu’il voit, à la beauté qu’il devine. Si nous le suivons dans cette carrière, nous verrons son modèle se transformer successivement à ses yeux.

Du moment qu’un être est vivant, il se distingue du reste de l’univers ; il porte, avec le sceau de la personnalité, l’empreinte du dieu inconnu qui a présidé à son destin. Si c’est un homme, que de choses en lui sont accidentelles, soit qu’il ait vu le jour sous la tente de l’Arabe ou sur les montagnes du Caucase, soit que le sort lui ait ordonné de vivre dans tel siècle ou dans tel autre, soit que les aventures qui ont précédé son existence aient fait couler dans ses veines un sang généreux ou appauvri ! De là naissent les divers degrés de curiosité ou de sympathie que nous inspire l’individu, selon qu’il diffère de nous-même ou qu’il nous ressemble

C’est donc la vie qui distingue les êtres en leur ébauchant une physionomie originale, c’est la vie qui leur prête ce premier genre d’intérêt, l’individualité.

Mais parmi les événements que traverse notre existence, il en est de bons et de mauvais. Il y a l’heureuse influence qui développe un tempérament, et l’accident funeste qui le contrarie. Si la fortune a secondé