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ARCHITECTURE.

ments sans être pour cela compliquée, lorsque les idées étaient encore ; simples et en assez petit nombre, l’architecture put se contenter de trois modes pour varier son caractère, et, en tant qu’elle édifiait la demeure des dieux, ces trois modes suffirent à sa poésie religieuse. Bien que diverse, en effet, la beauté des divinités païennes pouvait se ramener à trois caractères dominants : elle était sévère et mâle comme celle de Jupiter, de Minerve, de Mars, de Neptune, ou délicate et gracieuse comme celle de Vénus, de Proserpine et de Flore, ou mélangée de fierté et d’élégance, de virilité et de grâce, comme celle de Junon, de Diane, de Bacchus et d’Apollon. Quoi qu’il en soit, ces trois variantes d’un seul et unique système de construction furent les trois ordres, création ingénieuse, admirable, que rien n’a pu détruire, et qui a reparu, au bout de deux mille ans, grandement altérée sans doute par le rude génie des Romains, mais vivace et brillante encore au soleil de la Renaissance, bien que la Renaissance Fuit mal connue et ne l’ait pratiquée à son tour qu’en y conservant les altérations romaines.

Il semble au premier abord que c’était peu de trois ordres pour nuancer le caractère de tous les édifices. Et pourtant cette division en trois a suffi, dans l’antiquité classique, à toutes les expressions de l’architecture. Ramenée à des termes irréductibles, la classification des Grecs n’en est que plus générale et plus ample. Toutes les variantes, en effet, pourront trouver place dans les intervalles marqués par ces trois points : deux extrêmes et un milieu. Chacun des trois ordres étant susceptible du plus ou du moins, c’est-à-dire de se rapprocher des deux autres ou de s’en éloigner, la variété naîtra de cette triple unité. Entre la rudesse et la grâce, entre la simplicité extrême et l’extrême richesse, la liberté de l’artiste pourra se mouvoir, et combien de degrés, combien de nuances ne va-t-elle pas rencontrer en passant d’une pesanteur imposante à une délicatesse aimable, du plaisant au sévère !

Il est à remarquer, au surplus, que les diverses branches du génie humain, la poésie, la musique, la littérature, l’éloquence, la peinture, la sculpture, sont soumises à une loi semblable. Dès qu’il s’est dégagé de ses langes, l’art débute toujours par une certaine raideur austère ; il acquiert ensuite plus de souplesse et d’élégance, et il finit par le style riche, pompeux et fleuri. Ainsi l’on peut dire que tous les arts ont, comme l’architecture, leurs trois ordres, qui répondent aux phases de leur développement. Partout les mâles accents d’un Michel-Ange, d’un Corneille, d’un Bossuet, d’un Gluck, précèdent la douceur d’un Raphaël, d’un Racine, d’un Fénelon, d’un Mozart. Chacune des neuf Muses a revêtu d’abord un vêtement rigide ; ensuite elle s’est parée d’un costume aux plis gracieux et faciles ; enfin, elle s’est enveloppée d’une draperie ornée et brillante, jusqu’au moment où, dans l’oubli d’elle-même, elle a laissé traîner et chiffonner sa tunique.