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GRAMMAIRE DES ARTS DU DESSIN.

de pierre et ne s’était pas encore matériellement exprimée ni développée. « Il semble, dit M. Viollet-le-Duc (dans son précieux Dictionnaire de l’Architecture française), que, jusqu’au réveil de l’esprit moderne au XIIe siècle, la tradition païenne laissait encore des traces dans les esprits comme elle en laissait dans les formes de l’architecture. » Quelle que soit l’origine de l’ogive, et avant que nous en venions à rechercher cette origine, il est clair pour nous qu’une cause morale a poussé les prêtres et les architectes à vouloir et à construire des temples d’une aussi prodigieuse hauteur, et qui, étant très peu larges, y gagnent encore les apparences d’une élévation plus grande. Et comment ne pas reconnaître que le sacrifice de la dimension en largeur a été commandé par le désir d’émouvoir les âmes, aussi bien dans une petite église que dans une vaste cathédrale ? La Sainte-Chapelle de Paris, qui a 36 mètres d’élévation, ne paraît-elle pas beaucoup plus haute parce qu’elle a seulement 9 mètres de large ?

Il est vrai qu’un savant architecte, celui-là même que nous venons de nommer, croit trouver l’origine du système ogival dans les simples tâtonnements du constructeur en peine de bâtir des voûtes solides ; mais pourrait-on soutenir que la foi chrétienne à son apogée n’a été pour rien dans ce besoin d’exhausser l’église et de se prêter ainsi aux élans de la prière comme à l’ascension du regard ? Il n’est pas conforme aux habitudes de l’humanité qu’elle applique avant de concevoir, au moins par instinct ; il n’est pas naturel qu’elle invente le moyen avant d’avoir aperçu le but. La pratique n’est pas la sœur aînée de l’esprit ; elle éclaire la théorie, mais ne la précède point. L’exhaussement des églises chrétiennes était déjà prémédité, lorsque l’architecte comprit que cette surélévation ne pouvait être obtenue que par le tracé de l’ogive. Et si la dimension en largeur dut être sacrifiée aux nécessités de la construction, c’est que la pratique se trouva vouloir ce qu’avaient désiré toutes les âmes. La pierre et le sentiment furent d’accord.

De tous les peuples fameux par leur architecture, les Grecs sont les seuls qui aient conservé une sorte d’équilibre dans les trois dimensions de leurs temples, et cela même trahissait leur génie, génie clair et simple, exquis dans sa sobriété, mesuré dans sa grandeur. Sans doute leurs monuments n’ont pas une longueur égale à la hauteur et à la largeur, car un édifice dont les trois dimensions seraient les mêmes, c’est-à-dire qui aurait une base carrée et une élévation cubique, serait dépourvu de sens et partant d’expression ; ce serait une abstraction muette, une monstruosité en architecture. Les Grecs ont presque toujours donné à leurs temples une largeur double de la hauteur et une longueur au moins double de la largeur. Mais ces différences ne sont pas, à beaucoup près, aussi frappantes que celles dont les monuments indiens, égyptiens ou gothiques