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LA CRISE

petits bras potelés, ses mains d’un galbe idéal annonçaient que toutes les formes étaient d’un modèle irréprochable. D’ailleurs son corsage, dont les bords étaient modestement retenus par une agrafe au-dessus de la poitrine, laissait émerger un cou délicieusement élancé comme celui d’un cygne.

Néanmoins, cette coquetterie instinctive la laissait innocente comme au jour de son baptême. Elle adorait la lecture et ne s’y livrait qu’à de rares moments, à cause des semonces de sa mère. À seize ans, elle avait encore posé à sa sœur Élisabeth cette déconcertante question, après avoir parcouru le Bulletin de la Propagation de la Foi : « Comment les sauvages peuvent-ils avoir des enfants, puisqu’ils n’ont pas reçu le sacrement de mariage ?… » La grande sœur n’avait pas répondu, par crainte de troubler cette tardive candeur. Les conseils moraux positifs étaient inconnus dans l’austère foyer des Gagnon.


III


On eût dit qu’Alice s’était mise en frais de toilette ce matin-là, bien qu’elle fût loin de prévoir sa rencontre avec Jean Bélanger, dans les sentiers de la forêt : un frais tablier de fantaisie, aux nuances roses, se détachait sur la robe sombre qu’elle portait durant la semaine ; ce tablier, noué négligemment à la ceinture, se continuait en plastron brodé, jusqu’au milieu de la poitrine. Alice, se croyant seule, avait dégrafé son corsage, car la journée s’annonçait comme particulièrement chaude ; mais, à l’approche de Jean, elle épingla pudiquement la broche qui laissait voir seulement un honnête décolleté ; cette broche, toute neuve, lui avait été offerte la veille par un jeune voisin, Ovila Paquette. Son chapeau de paille blanche, aux larges ailes flottantes, avec quelques cerises artificielles piquées çà et là sur la couronne de verdure qui s’y déroulait, était resté suspendu au panier évasé qu’elle tenait à la main ; déjà, une large couche de fraises étalait ses couleurs cramoisies sur les feuilles vertes qui recouvraient le fond du panier. Une brise légère faisait flotter les boucles de cheveux qui entouraient l’adorable profil de cette jeune fille, ou plutôt de cette enfant.

Car c’étaient bien deux vrais enfants qui se rencontraient ainsi sous les grands arbres, mais deux enfants à l’âme ardente : attardés dans la candeur de l’esprit, ils n’en avaient pas été moins précoces dans les multiples formes des tendresses du cœur. Au collège, surtout depuis deux années, Jean avait trouvé deux ou trois camarades travaillés comme lui par un chaud sentimentalisme : de là était née entre eux une amitié, qui, pour honnête qu’elle fût, était plus vibrante que ne l’auraient désiré certains maîtres vigilants. On sait que les amitiés particulières ne sont pas bien vues des éducateurs avisés.

Alice, de son côté, s’était vite aperçue de l’émotion qu’elle faisait naître chez les gâs du village ou du hameau ; elle était toute fière, dans cette matinée, d’exhiber sur sa poitrine la broche dorée qu’Ovila Paquette lui avait remise, la veille, devant toute la famille réunie. Le père et la mère Gagnon avaient accueilli volontiers ce geste galant, de la part d’un garçon dont les parents étaient presque aussi riches que les Bélanger. « Ça pourrait faire un beau cavalier pour la fille, avait dit la mère Gagnon à son vieux. » Néanmoins, Alice n’avait encore reçu aucun ami. Aimable pour tous, elle était un peu jeune pour faire un choix. Elle enviait bien parfois le bonheur d’Élisabeth, sa sœur aînée, devenue depuis de longs mois la blonde de Télesphore Gingras, qui habitait un rang proche de L’Assomption et qui n’en venait pas moins à la Ferme des Ormeaux trois soirs par semaine ; il y avait même des soirs de surérogation, car l’ami assidu cherchait toutes les occasions de rendre service aux Bélanger durant le jour, quand son travail ne le retenait pas chez lui, afin de passer une veillée de faveur avec Élisabeth.

Malgré tout, les vagues aspirations d’Alice n’avaient pu encore se fixer. Simplement, sans en rien dire, elle ajoutait un Notre Père et un Je vous salue à sa prière du soir, pour obtenir la grâce de trouver à son tour un ami. À quoi peuvent bien rêver les jeunes Canadiennes, sinon au prince charmant qui aura toutes les qualités, qui ne sera ni buveur ni jaloux, et qui les comblera de prévenances et de douces caresses ? On devient si vite tendre, intime, entre amoureux, sur cette terre des grandes amours qui préparent les grandes familles ! On se tutoie, on s’embrasse sans contrainte, et la plupart des parents voient éclore avec joie ces amitiés toutes fleuries…

Alice était donc ravie, ce matin-là, de la douce surprise que lui causait la venue fortuite de son Jean. Ils étaient, depuis la plus tendre enfance, de si bons camarades ! Elle avait éprouvé bien de la peine lorsque le garçon était parti pour le collège ; il avait déclaré qu’il voulait se faire prêtre. Mais il revenait