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LA CRISE

leur ombre les habitations parmi lesquelles nous avons nommé la ferme des Bélanger et celle des Gagnon.

Jean Bélanger avait voulu donner un nom à la demeure ancestrale : il l’avait appelée Ferme des Érables, à cause des arbres qui l’environnaient, et il avait gravé ces mots au-dessus du portail d’entrée. Éprise de cette idée, Alice Gagnon lui avait demandé de baptiser aussi sa maison à elle, et il avait été convenu qu’elle porterait le titre de Ferme des Ormeaux, puisque les arbres n’étaient pas les mêmes de part et d’autres. Par abréviation, on avait coutume de dire : Les Érables, Les Ormeaux.

Ces deux toits avaient abrité chacun une nombreuse famille, diminuée déjà par la dispersion des enfants ; mais on pouvait voir encore de respectables restes. Le père et la mère Gagnon avaient marié deux de leurs fils ; une fille était entrée chez les Sœurs Grises de Montréal, où elle venait de finir son noviciat ; outre Alice, âgée de seize ans et demi, ils avaient encore avec eux Lionel, dans sa vingt-deuxième année, Élisabeth, fière de ses vingt ans et courtisée par un grand gâs du voisinage, enfin Adélard, un bel adolescent qui venait de quitter l’école primaire après ses quinze ans révolus, ne voulant plus s’instruire dans les livres, vu qu’il préférait les leçons plus tangibles de la Ferme des Ormeaux.

Aux Érables, la descendance féminine avait prévalu : sept filles et deux garçons ; les quatre filles aînées avaient convolé à de justes noces et revenaient dans les grandes circonstances. Maria, âgée de quinze ans, et Corinne, qui n’en avait que douze, allaient encore à l’école du hameau. Heureusement Thérèse, arrivée à sa majorité, était là pour aider à sa mère, tandis que le père Bélanger comptait sur son fils Hector, excellent garçon de dix-neuf ans.

La Ferme des Érables, aux yeux des habitants, ne valait guère moins que sa voisine : à ne tenir compte que du nombre d’arpents de terre ou de bois, le rendement eût été le même ; mais les Bélanger ambitionnaient, comme on dit, et ils avaient adopté de bonne heure le machinisme et les dernières méthodes scientifiques pour exploiter leur domaine. Chacun savait, dans les rangs de Repentigny, que Monsieur Bélanger avait un sérieux dépôt en banque et qu’il avait pu, sans s’appauvrir faire instruire ses enfants : les filles déjà mariées avaient passé par les couvents de l’Assomption ou de Montréal ; Hector était sorti, depuis un an à peine, de l’Institut agricole d’Oka. Maria et Corinne devaient bientôt quitter l’école du hameau pour se mettre sous la tutelle de Sœur Marie Agnès, leur tante maternelle, Directrice des Études à la grande pension d’Hochelaga ; l’établissement appartenait aux Sœurs des Saints Noms de Jésus et de Marie.

Thérèse avait complété son éducation à ce couvent, et elle y serait sans doute restée pour y commencer son noviciat, si sa mère n’avait eu besoin de ses services à la Ferme des Érables : « Retourne à Repentigny, ma Thérèse, avait dit la Sœur Marie-Agnès ; deux ou trois ans passent vite ! Quand tes sœurs auront grandi, je suis à peu près sûre que tu nous reviendras : tu m’as l’air d’avoir une vocation chevillée au fond de ton âme. » Et Thérèse avait docilement obéi, sans renoncer à son rêve. Grande, élancée, jolie comme un ange, elle n’aurait pas manqué de cavaliers, si sa physionomie céleste n’avait trahi ses intentions : les soupirants la contemplaient de loin, sans oser lui parler : « On dirait, murmuraient-ils entre eux, une statue de la Ste-Vierge !… »


II


Une grande intimité s’était vite établie entre Thérèse et Jean, à cause de leur vocation analogue. Bien souvent, ils étaient allés ensemble dans le grand bois qui s’étend à l’est des champs de labour, dans la direction du village central de Repentigny ; ils s’entretenaient de Dieu, des âmes à sauver, du bonheur de rester purs… Quand venait le soir, en été, on les surprenait plus d’une fois à genoux, au pied de la Croix du Chemin, dressée devant l’école du hameau, à un quart de mille au sud de leur habitation. Au cours du mois de juillet, chaque année, les habitants éloignés de l’église se donnent rendez-vous autour de ce calvaire, à la tombée de la nuit, pour y faire une neuvaine ; une petite fille récite le chapelet et la prière du soir ; une autre fait une pieuse lecture. Tous les travailleurs des champs sont fidèles à ce pèlerinage, destiné à attirer les bénédictions du Ciel sur les récoltes. Jean et Thérèse ne manquaient jamais ces religieux exercices.

Pourtant, après sa rhétorique, Jean subissait la crise de nombreux collégiens. Sorti du surmenage des études françaises, latines et grecques, l’imagination peuplée des belles visions de la mythologie antique, il voyait la grande nature sous un jour nouveau. Tout chan-