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LA CRISE

cence merveilleuse d’une vie supérieure à la vie des simples mortels : un peuple où se recrute tant d’apôtres de la prière et de l’action révèle par là une forte santé morale. Tant pis pour les cerveaux matérialisés qui ne comprennent pas les aspirations mystiques de ce robuste tempérament !

Il est à peine besoin d’ajouter que le nouveau Jocelyn apparu dans ce roman n’a plus les traits fantaisistes de l’invraisemblable héros de Lamartine : il partage les faiblesses de son devancier sans reproduire les attitudes qui avaient inquiété l’orthodoxie, au début du XIXème siècle : il pourrait faire une confession publique à la manière de St-Augustin, et les âmes pieuses ne trouveraient dans ses aveux qu’un sujet d’édification.

— Montréal, 20 octobre 1929.


PREMIÈRE PARTIE

I


— Bonjour, Alice !

— Bonjour, Jean ! On dirait que nous nous sommes donné rendez-vous ce matin… Je suis venue au bois pour cueillir des fraises sauvages : je les trouve plus savoureuses que celles des champs et je veux offrir un succulent dessert aux travailleurs de la ferme qui commencent aujourd’hui la fenaison ; car les foins sont précoces cette année. Et toi, Jean, tu ne donnes pas un coup de main à ta famille ? En passant chez vous, hier au soir, ton père a dit qu’il préparait sa faucheuse.

— C’est vrai, Alice, mais on m’a donné congé pour aujourd’hui : ayant quitté mes livres depuis deux jours, je suis un médiocre ouvrier ; il faudra me dégourdir les articulations pour manier la fourche au lieu du porte-plume ; maman craint que je prenne des ampoules sur ces mains encore délicates, et mon frère se moque de ma gaucherie.

Et Jean montrait ses mains blanches, aux longs doigts effilés.

— Que veux-tu, Jean, répondit Alice, chacun a sa vocation : tu n’as pas l’air de vouloir faire un agriculteur. Les cours classiques du Collège de l’Assomption ne t’ont pas préparé aux rudes labeurs de la campagne. Il paraît que tu as remporté tous les prix, après ta rhétorique, et, malgré leurs plaisanteries, ton père et ton frère doivent être joliment fiers de toi ! Tu vas devenir un personnage, si tu continues tes études.

— Je ne sais pas encore ce qu’il en adviendra par la suite. Ils ne sont pas malheureux, nos habitants, et je me demande si je dois dire définitivement adieu à la terre.

— Mais, depuis des années, tu te prépares à faire beaucoup mieux : tu es déjà un savant, et ce sera bien autre chose lorsque tu auras passé par le Grand Séminaire, but de tes études jusqu’à cette heure.

— Les idées changent avec l’âge, Alice. Bien que je sois le plus jeune des finissants du collège, j’aurai dix-sept ans dans un mois, et, rien que de revoir mes parents, mes amis, rien que de te retrouver, toi, ma petite camarade d’enfance, je suis plus hésitant que jamais…

Jean Bélanger appartenait, comme on vient de le voir, à une famille d’agriculteurs : ils étaient établis de longue date sur les terres qui bordent la rivière de L’Assomption, au sud de la ville qui porte un nom identique ; Alice Gagnon était née et avait grandi dans le même hameau ; la ferme des Gagnon était un peu plus au nord. Les deux propriétés se trouvaient aux extrêmes limites ouest de la paroisse de Repentigny, dans une agglomération traversée par la route qui longe la rive gauche de la rivière. C’est un coin délicieux qui attire, durant l’été, quelques villégiateurs amis du calme et du repos. La proximité de Montréal permet aux hommes d’affaires d’y installer leur famille pour deux ou trois mois, sans être obligés de quitter eux-mêmes leur bureau ou leur magasin ; chaque soir, en moins d’une heure, ils peuvent rejoindre femme et enfants ; le chemin de fer du Canadien National les amène sur la rive droite de la rivière, à St-Paul l’Ermite ; de plus, un service d’automobiles a été organisé sur la grande route de Montréal à Joliette, et dépose les voyageurs en face des dépendances de Repentigny. La présence des villégiateurs, durant la belle saison, donne à ce quartier un air moitié bourgeois, moitié paysan.

Chaque famille a son canot, de chaque côté de la rivière ; les eaux si calmes permettent aux moins expérimentés de conduire l’embarcation et de faire la traversée en quelques minutes. La rive droite est très animée : St-Paul l’Ermite est sur une des grandes voies de communication qui relient Montréal à Québec ou aux Laurentides ; la rive gauche est beaucoup plus calme, avec sa route en simple macadam. Les grands arbres y croissent en liberté, sans alignement, couvrant de