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LA CRISE

riez encore moins heureux en devenant un cultivateur, avec la douce compagne qui vous captive encore ; vos études ont établi une barrière entre elle et vous. Elle est fine, intelligente, affectueuse, mais trop positive pour vous comprendre. Votre dernière entrevue a dû vous éclairer sur ce point. Ainsi, Dieu a tout disposé pour vous permettre d’aller à Lui. Alice se mariera, elle n’a pas compromis l’union projetée avant sa maladie ; ce sera une bonne maîtresse de maison, très éveillée, tout-à-fait au courant de ses devoirs. Je lui proposerai une retraite analogue à la vôtre ; les conclusions en seront toutes différentes. »

— La vie des champs, reprit le jeune homme, m’avait pourtant conquis durant ces dernières vacances, tout sentimentalisme mis à part.

— Aussi bien, répondit le Père, je ne vous vois pas dans une cellule de chartreux. Vous aurez la vie au grand air, dans notre campagne canadienne, et vous cultiverez le champ si vaste des consciences, des âmes qui comptent sur votre activité.

— Voilà bien des transformations qui s’opèrent, durant cette halte si courte à la Villa St-Martin. Mon Père, me croyez-vous capable de persévérer ?

— Mon grand fils, vous poserez la question, demain matin, à Celui qui « sonde les reins et les cœurs ». Après des semaines passées loin de Lui, vous allez recevoir son Hostie Sainte, inventée par son amour pour lui permettre de s’identifier à sa créature, pour régler les passions, pour surnaturaliser les tendresses légitimes et les rendre immortelles. Cher ami, ce que vous sacrifiez n’est rien ; vous choisissez la meilleure part des amitiés humaines, et vous les ferez fructifier au centuple.


IX


C’est un spectacle impressionnant que celui de toute cette fière jeunesse prosternée dans le sanctuaire. Le Sacrifice divin vient de s’achever ; tous ont reçu la Victime sainte, le Dieu qui se livre personnellement, qui se multiplie pour atteindre les foules :

« Chacun en a sa part, et tous l’ont tout entier. »

Cette fois, Jean est pleinement réconcilié avec l’Ami céleste ; il ressent la ferveur de sa première enfance : il adore, il aime, il prie ; sa pensée s’élance vers sa famille, mais il voit cette famille s’élargir, il aperçoit des foules qui l’appellent. Les textes évangéliques se pressent, s’amplifient ; c’est le Maître qui parle à son disciple : « Messis quidem multa, operarii autem pauci. » Le jeune paysan, l’élu du Seigneur, ne peut plus se contenter du coin de terre légué par ses ancêtres sur le territoire de Repentigny : la moisson y est superbe, sans doute, mais d’autres champs, ornés de blonds épis, s’étendent jusqu’à des horizons illimités ; il aperçoit des moissonneurs mystiques qui demandent du renfort. La figure grave du Fils de Dieu domine ces immenses espaces canadiens. Jean voit sa place parmi tous ces vaillants travailleurs.

Cependant, un instinct profond le reporte encore vers les paysages où il est né, où il a grandi, où il a éprouvé la tentation de demeurer comme un simple chrétien, partageant la destinée d’une petite compagne trop charmante ! Une rapide vision lui laisse apercevoir ces terres fertiles : là-bas, les hommes, les femmes, les jeunes filles travaillent à travers champs et font entendre mille cris joyeux ; à ces groupes, la délicieuse Alice se mêlera bientôt ; mais une autre évocation se fait jour, à côté de la première : un vigoureux jeune homme est là, qui n’a pas renoncé au bonheur qui lui était promis !… Ce jeune homme n’est pas Jean Bélanger… Jean écoute la voix intérieure qui lui dit : « Ton cœur est trop vaste pour se limiter à un seul amour ! Viens, suis-moi, tu seras à la tête d’une immense famille ! »

Au même instant, le fervent collégien revoit les immenses moissons qui s’étalaient sous ses yeux tout-à-l’heure, bien au-delà du pays natal : elles sont illuminées maintenant de rayons glorieux. Des ailes d’anges planent dans l’azur du ciel : on dirait des âmes impalpables qui viennent prendre part à l’œuvre commencée ; ces fantômes célestes se précisent, se revêtent de formes humaines et cueillent quelques épis chargés de grain ; le blé se transforme entre ces mains, sous ces doigts angéliques, et, tout autour, flottent de blanches hosties, manne divine réservée aux ouvriers de Dieu. Dans cette phalange éthérée, Jean a reconnu la physionomie diaphane de la Carmélite qui lui adressait hier ses touchantes exhortations ; il est plongé dans une sorte d’extase, il ne se rend plus compte de ce qui se passe autour de lui, il a perdu la notion du temps… Quand il relève la tête, tous ses compagnons ont fini depuis longtemps leur action de grâce ; il est seul dans le sanctuaire ; des larmes de bonheur s’échappent de ses yeux : « Venite et gustate quoniam