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LA CRISE

qu’il venait de quitter. Le moment viendra de les faire réapparaître à la lumière divine, pour en juger la nature et la consistance. Une retraite, en effet, ne comporte pas l’exclusion totale des préoccupations de la veille : il s’agit plutôt de régler les difficultés de tout ordre avec lesquelles on est aux prises, mais de les régler avec Dieu qui est là, et non avec les seules ressources de la dialectique humaine.

Le lendemain matin, dès cinq heures, la cloche sonne longuement pour réveiller les dormeurs :


 « Pulsis procul torporibus,
Surgamus omnes ocius… »


« Oui, semble dire la cloche, secouez votre torpeur et levez-vous sans retard, car le Maître vous appelle. » La cloche symbolise la voix de Dieu. Une demi-heure après, tous les jeunes gens se retrouvent dans la grande salle où le Père va développer lentement le sujet ébauché la veille. De la sorte, la vérité pénètre dans l’âme comme une rosé bienfaisante, goutte à goutte. La méditation, même parlée, n’est pas un sermon ; c’est une série de suggestions séparées les unes des autres par de longs silences. Chacun a le temps de se les approprier et d’en faire son profit : « Je suis pleinement convaincu, se dit Jean, que Dieu est le but suprême de ma vie, comme de toutes les vies… Je ne suis qu’un atome dans le vaste univers, mais je dois entrer dans le concert de tous les êtres, créés par Dieu et pour Dieu… Je ne veux pas discuter, à cette heure, les moyens particuliers qui seront mis à ma disposition. Il me suffit de savoir que je suis spécialement choisi pour m’élever jusqu’à la Beauté absolue, puisque je dois entraîner les autres à ma suite, en tant que chrétien favorisé du Ciel. Les dons que j’ai reçus, je dois en faire bénéficier mes semblables. Quelle que soit ma situation, je suis résolu à ne pas transiger avec ce devoir. »

La méditation ou oraison, premier acte de la journée, colloque intime entre l’âme et Dieu, est suivie du Saint-Sacrifice. Le Père Francœur monte à l’autel ; Jean admire, comme à Repentigny, cette physionomie transfigurée par l’approche de la céleste Victime. Cet homme si familier, si martial dans ses rapports avec la jeunesse, semble abîmé dans le divin chaque fois qu’il exerce cette fonction sublime. Quand vient le moment de la Communion, nombreux sont les jeunes gens qui prennent part au Banquet sacré ; mais Jean ne se croit pas assez pur pour recevoir le Pain angélique. Depuis des semaines, il n’a plus participé à ce mystère d’amour, parce que son cœur était envahi par des tendresses troublantes. C’est ce qui avait aggravé les inquiétudes de sa pieuse sœur. En ce moment, il espère régler au plus tôt les embarras de sa conscience ; il est à la veille des salutaires réconciliations.

Au sortir de la chapelle, pendant qu’il se promène dans les couloirs en attendant le premier déjeûner, le Père Francœur vient droit à lui et prononce ces mots à voix basse : « Cher ami, venez me trouver ce soir, à 7 heures ; je vous attendrai dans ma chambre. Je dois voir chacun des retraitants en particulier et j’ai cru que ce moment était le plus convenable pour vous. »


V


Au cours de cette première journée, les grandes vérités entrevues vont se développer avec ampleur : il importe de fermer les sentiers tortueux où s’engage souvent la jeunesse, de démonétiser les prétendus trésors du monde, de pulvériser les sophismes qui masquent la morale chrétienne. L’instruction du matin a roulé sur ce thème, et le prédicateur, un confrère du directeur de la retraite, a montré éloquemment qu’on ne peut être chrétien à demi, à une époque où la main divine secoue les peuples pour en faire sortir des soldats intrépides, et pour reléguer les résidus humains loin de la ligne de combat où s’endorment les pusillanimes, les poltrons, les lâches, tous ceux qui sont indignes d’entrer dans la milice du Christ, parce qu’ils sont amollis par les caresses du monde.

La Compagnie fondée par St-Ignace de Loyola est une sorte d’armée, et ses Exercices, tout spirituels qu’ils sont, rappellent le métier militaire ; ses livres habituels empruntent le langage des généraux et des conquérants. Les exhortations, dans leur simplicité, sentent la poudre ; mille comparaisons rappellent que la vie est une lutte perpétuelle : Militia est vita hominis ; c’est l’Église militante dans la véritable acception de ce mot. Forts de leur doctrine qui exalte la liberté humaine, les fils de Loyola ne s’attardent pas dans les mièvreries d’une piété sentimentale à l’excès. S’ils parlent de joies surnaturelles, ils entendent par là les joies de l’action, du devoir noblement rempli, des victoires chaudement ga-