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LA CRISE

Thérèse profitait des bonnes dispositions de son frère pour lui faire part des inquiétudes qu’il lui avait inspirées : c’était le règlement amical d’un arriéré douloureux.

— Tu as raison, petite sœur, répondit Jean. Mais je veux réparer mes défiances que tu ne méritais pas. C’est pour cela que je désire t’apprendre les moindres détails des relations qui t’avaient reléguée au second plan.

— Que s’est-il donc passé à Westmount ?

— Exilda se décide à entrer en religion.

— Que me dis-tu là, Jean ? est-ce possible ? Cette jeune fille nous étonnait déjà par son retour subit à la vie sérieuse. Mais qui aurait pu croire que Dieu l’avait transformée à ce point ?

Le jeune homme se mit à révéler tous les dessous de cette incroyable aventure ; il reprit les faits un par un et en fit voir l’enchaînement, sans parler encore d’Alice. Le rôle qu’il avait joué s’expliquait enfin, et Thérèse ne s’étonnait plus des réticences antérieures de son frère : l’amour avait, pour un temps, submergé l’affection fraternelle. Mais tout était pour le mieux, puisque cet amour s’était élevé jusqu’aux régions du divin.

— Tu peux remercier notre Mère du Ciel, Jean ; je l’avais trop priée pour ne pas obtenir son secours… D’après ce que je vois, tu es pleinement libre à cette heure ; tu peux envisager un autre avenir que celui de la richesse, des honneurs et des tendresses humaines.

— Richesses, honneurs, ces deux fantômes sont en effet évanouis : Exilda n’a voulu conserver et embellir que les trésors impérissables du cœur. Quant à moi, d’autres obligations me retiennent encore.

— Que peut-il y avoir de plus pour entraver ta course vers Dieu ? Ne devons-nous pas, l’un et l’autre, nous donner complètement à Celui qui nous appelle ?

— Toi, Thérèse, tu n’as jamais hésité… Mais sache que ton frère n’a peut-être pas la même vocation…

— Je soupçonnais bien tous les pièges tendus à ta candeur, mon grand chéri. Explique-moi donc tout le roman que tu as vécu, depuis que je ne pouvais plus pénétrer dans le labyrinthe où tes imprudences t’avaient introduit.

— Je ne t’ai dit, en effet, que ce qui concernait ma tendresse pour Exilda ; mais cet amour était venu se greffer sur un autre qui subsiste et demeure plus vivant que jamais… Alice n’attend qu’un mot pour faire mon bonheur.

— Jean, je ne te reconnais vraiment plus ! Tu étais donc doublement esclave !… Pauvre enfant ! Le monde t’a surpris et t’a donné le vertige…

Cette fois, le collégien fit sa confession intégralement ; il montra de quelle manière son cœur avait été ballotté entre deux violentes passions, et comment il était revenu au point de départ où il se sentait rivé par une chaîne difficile à rompre.

— Je comprends tout maintenant, reprit Thérèse après les premiers instants de stupeur. Bien que je n’aie jamais fait ces douloureuses expériences, je me rends compte de tout ce que tu as dû souffrir… Mais il me semble que la céleste Bonté n’a pas dit son dernier mot… Tu as le cœur trop vulnérable, mon tendre frère. Ce sont là des surprises qui peuvent arriver à un jeune homme tel que toi. En tout cas, la Carmélite de demain te donne un magnifique exemple. La Providence n’a-t-elle pas tout disposé pour t’entraîner à la suite de cette héroïque enfant ? Tu aimes la beauté, tu viens de le dire, beaucoup plus que les réalités dégradantes. En restant dans le monde, tu rencontrerais bien d’autres idoles qui captiveraient tes yeux et ton cœur. Tes illusions sont profondes, mon bien-aimé Jean… Toutes ces créatures portent des traces, des reflets de la Beauté infinie, la seule qui puisse nous satisfaire. Il faut les admirer au passage sans en faire un objet d’adoration, sous peine d’offenser Dieu.

— Mais, si je fixe définitivement mon cœur ?…

— Même en ce cas, Jean, tu verras tomber bien vite ce mirage qui t’aveugle. Les affections solides n’ont rien de commun avec cette exaltation. L’amour durable est calme, comme celui qui unit nos parents et qui préside aux mariages sérieux que nous voyons contracter autour de nous.

— Ces doctrines sont trop austères ; elles suppriment toute la poésie de l’existence.

— Nullement, mais elles réduisent le poème à ses justes proportions ; elles ne veulent pas mettre l’infini là où il n’est pas. Si tu avais médité comme j’ai eu le bonheur de le faire, tu aurais appris à aimer sagement, rendant à Dieu ce qui revient à Dieu, au lieu de te prosterner devant l’être humain, si parfait soit-il. Tout ce que nous ravissons au culte qu’exige la Majesté divine nous rend malheu-