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LA CRISE

d’être à vous, au sein de Dieu, ici-bas et là-haut… Nous aurions connu de tristes réalités… N’altérons pas le plus idéal des rêves… Bientôt, Jean, vous prendrez une décision, vous aussi, et ma pensée vous suivra partout. Passez saintement les quelques jours de solitude dont vous m’avez parlé…

Et, voyant le désarroi immense où le pauvre enfant était plongé, elle posa délicatement sa main caressante sur ce front contracté par l’angoisse.

— Pardonnez, dit-elle, oui, pardonnez des ardeurs qui, de ma part, furent une expression trop passionnée de ma reconnaissance. Je vous aime maintenant comme j’aurais dû toujours vous aimer. Je suis pour vous plus qu’une amie, je suis devenue une sœur. Acceptez, Jean, le dernier témoignage de ma tendresse.

Les lèvres de la jeune fille effleurèrent la joue ruisselante de larmes. Jean sentit comme un frôlement angélique, et ce baiser l’inonda d’une intime consolation.

— Exilda, dit-il, sœur bien-aimée, j’emporte ce gage divin d’une union meilleure que toutes celles dont j’avais rêvé jusqu’ici. Personne ne m’aimera comme vous…

Cette scène inoubliable pouvait se résumer en deux mots : Jean avait d’abord réconcilié Exilda avec l’humanité qu’elle avait prise en aversion ; sortie de ce premier scepticisme, la jeune fille s’était élancée vers les dilections inaltérables où ne se mêle aucun limon terrestre.


III


Chaque crise intérieure fait naître chez ce fils de paysan un nouveau besoin d’activité musculaire. Il reprend ses outils agricoles, il s’enivre de grand air, il « se plonge dans le sein de la nature » avec délices, avec frénésie. C’est que, d’une part, sa formation scolaire a fait de lui un esthète langoureux, sujet à de violents accès de passion ; mais, d’un autre côté, chaque fois qu’il est parvenu au paroxysme de la fièvre nerveuse, l’équilibre de ses forces réclame le déploiement de ses énergies physiques. Le voilà donc livré aux premiers travaux de la moisson, durant les quelques jours qui lui restent avant de gagner Laval-des-Rapides. Il ne redoute pas les ardents rayons du soleil d’août ; son teint est de plus en plus bronzé, depuis le début de ses vacances ; on dirait, à le voir, un athlète, un survivant de la jeunesse romaine des temps anciens, apparu au Canada. Il prouve par là son attachement à ce sol généreux, dont le contact augmente la santé du corps et guérit les maladies de l’âme.

Cependant, le soir venu, il aime à s’isoler, à rêver encore, au moins quelques instants : c’est l’heure des tendres souvenirs, des problématiques prévisions. À la nuit tombante, l’intellectuel se retrouve, le sentimental reprend le dessus chez Jean Bélanger. La question qui se pose maintenant prend la forme d’un dilemme fort simple : ou bien il restera fidèle à la terre, comblant l’attente de sa petite amie de la Ferme des Ormeaux, ou bien il brisera avec sa lignée et se décidera pour le sacerdoce. Dans l’une ou l’autre hypothèse, il sentira planer sur lui comme des ailes d’ange : la forme éthérée de la jeune fille disparue l’enveloppera et le soutiendra ; la Carmélite priera pour lui.

Par un de ces soirs qui ramènent l’ombre et le silence, Jean s’est senti poussé à reprendre ses entretiens, depuis longtemps interrompus, avec sa grande sœur. Elle est moins soucieuse, Thérèse, maintenant qu’elle a la perspective d’une direction morale très ferme pour son cher collégien. Mais elle ignore en grande partie les phases du vaste roman qui s’est déroulé en quelques semaines. Elle a le droit de tout savoir, et le jeune homme n’est plus embarrassé pour tout lui dire.

À travers les sentiers qui conduisent au bois, ils se promènent tous les deux et la conversation s’engage.

— Thérèse chérie, dit Jean, je n’ai pu te raconter encore tout ce que j’ai appris lors de ma dernière visite à Westmount.

— Tu ne racontes plus grand’chose à ta sœur, mon tendre Jean, depuis que tu es rhétoricien. Je ne veux pas te faire de reproche, mais il est dur pour moi de sentir disparaître ta confiance. Si je n’en ai jamais fait la remarque, sauf à la porte de l’église, l’autre jour, c’est que j’avais peur de t’éloigner encore davantage. L’intimité ne se commande pas, elle va d’elle-même à ceux que l’on aime. Mais il est fâcheux qu’un grand garçon n’ose plus confier ses secrets à une sœur aînée qui lui a, jadis, servi de guide. Souviens-toi, Jean, de nos longs entretiens, là-bas, sous les arbres qui bordent nos terres. Je me sentais maternelle, à côté de toi, et je lisais dans ta conscience comme dans un livre ouvert… Enfin, je ne serai pas jalouse, si tu as découvert un conseiller clairvoyant en la personne du Père Francœur…