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LA CRISE

ne soient vivement sentis. Il y a des souffrances qui servent de prélude et de rançon aux joies les plus pures. Telle est la loi des ascensions sublimes, des envolées successives vers les régions qui dominent la terre et la font oublier.


X


Depuis le début de ses vacances, Jean menait une vie passablement profane, pour qui n’observait que ses pratiques extérieures. Mais, depuis quelque temps, sa sœur Thérèse, de plus en plus anxieuse sur cette vocation qui semblait s’évanouir, avait remarqué qu’il priait avec beaucoup plus de ferveur, lorsqu’ils se trouvaient ensemble à l’église. Elle aurait bien voulu le mettre en relation avec quelque prêtre éclairé qui se serait chargé de sa direction morale. Plusieurs professeurs du Collège de l’Assomption étaient venus se promener à Repentigny et s’étaient arrêtés à la Ferme des Érables, sans que le rhétoricien fût mis en veine de confidences ; la politesse tenait lieu d’intimité.

On a pu voir que Jean, par certains côtés, avait une âme plutôt féminine : autant il se sentait paralysé devant les prêtres qu’il avait connus jusque-là, autant il ouvrait volontiers son cœur, soit à Thérèse avant les dernières crises qu’il venait de subir, soit à Exilda ou Alice qui étaient devenues tour à tour ses intimes amies. Ce régime ne pouvait pourtant se prolonger sans amollir un tempérament qui ne manquait pas de force, mais qui n’avait pu s’extérioriser que dans les travaux agricoles. Thérèse était pieuse, Exilda était clairvoyante, Alice était vertueuse, mais ces qualités, même réunies, ne pouvaient donner au vigoureux jeune homme l’impulsion salutaire, pour l’obliger à vaincre les doutes où il s’était complu depuis cinq ou six semaines. Comme tous les intellectuels et les artistes, Jean Bélanger était un indécis. Le cérébralisme entraîne avec soi la manie de peser constamment le pour et le contre, sans arriver à une solution, même dans les matières d’importance. La raison éclaire la vie, sans doute, et il ne faut jamais se lancer dans l’inconnu, à la manière des impulsifs ; mais le raisonnement finit par obscurcir la raison quand on s’y éternise ; l’esprit s’enlise dans un scepticisme d’où il ne peut plus sortir. L’ébranlement nécessaire à l’action provient de la volonté, du caractère. C’est ce qui manquait le plus à notre Jean. Sous ce rapport, Exilda était plus virile que lui, dans sa féminité, et l’on pouvait trouver là l’explication de l’emprise qu’elle exerçait sur cet ami pourtant si noble à ses yeux.

En outre de ces insuffisances individuelles, la complexité morale de Jean Bélanger lui était commune avec la plupart des représentants de sa race : ces tendances sentimentales et langoureuses, il les tenait de ses ascendants. Il ne faut pas avoir vécu longtemps au Canada pour constater ce mysticisme, pour ne pas dire ce quiétisme caractéristique. Est-ce le climat, la chaleur des étés et la réclusion forcée des hivers, qui ont modifié en ce sens les Français transplantés sur le Nouveau Continent ? Ce n’est pas le lieu de discuter ce problème ethnologique ; il suffit de constater cette évolution pour s’expliquer pourquoi Jean, Canadien de bonne souche, et pourtant très mystique, comptait beaucoup sur Dieu, sur la prière, et assez peu sur lui-même ; il attendait le coup providentiel, l’éclair subit, la secousse suprême venue d’en-haut. Malgré son apathie, son attente n’était pas vaine.

Un jour qu’il s’était rendu à l’église à côté de Thérèse, il s’aperçut que Monsieur le Curé avait été remplacé à l’autel, ce matin-là, par un prêtre de passage : ce digne ecclésiastique célébra le Saint-Sacrifice comme un ange ; il était jeune, et l’on aurait pu croire qu’il était récemment ordonné. Si sa piété était frappante à première vue, son visage n’en paraissait pas moins empreint d’énergie.

À l’issue de la Messe, tout en faisant son action de grâces, il avait remarqué ce jeune homme et cette jeune fille qui priaient ensemble : il n’y avait pas d’autres fidèles dans le saint lieu ; en semaine, les quelques personnes qui pouvaient venir satisfaire leur piété, chaque matin, se retiraient au plus vite pour vaquer à leurs travaux. Le prêtre se sentait de plus en plus attiré vers ces deux jeunesses, et il se promettait déjà de ne pas les laisser partir sans entamer un bout de conversation. Il tenait de M. le Curé lui-même que Repentigny possédait un futur séminariste, lequel habitait les rangs éloignés : c’était peut-être ce jeune homme, d’une tenue si distinguée ; il fallait le voir à tout prix.

À la campagne, on s’aborde facilement, même entre inconnus. Dès que Jean et Thérèse se levèrent pour sortir de l’église, l’ecclésiastique en fit autant, et il les rejoignit bientôt sur la grand’place du village. Au salut discret qui lui était adressé, il répondit d’un ton gaillard et décidé :