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LA CRISE

— Mais cet autre vous aurait peut-être procuré beaucoup de bonheur ?

— Ah ! si notre Jean avait persévéré dans ses projets de vie supérieure, je n’aurais pas osé penser à lui : peut-on disputer à Dieu ceux qu’il appelle à l’apostolat ?

— Pensez-vous qu’il ait définitivement renoncé à ses rêves d’abnégation totale, loin des préoccupations du monde ?

— Jean doit réfléchir beaucoup, Exilda, après les sages conseils que vous lui avez donnés. Le moment approche où il devra se prononcer entre deux carrières fort différentes.

— Quelle énigme ! La vie humaine est parfois bien compliquée, Alice, et il est difficile de connaître son devoir. Mille sentiers se croisent dans l’ombre : quel est celui qui est indiqué pas la divine Sagesse ?… Vous, petite amie, n’avez-vous jamais songé au couvent ?

— J’ai une sœur qui achève son noviciat dans une maison religieuse de Montréal ; vous le savez peut-être. Quant à moi, je ne me suis pas crue, un seul instant, destinée à quitter les terres de Repentigny ; je vous l’ai dit, Exilda, vous avez devant vous une fille des champs. J’aime la lecture, à certaines heures ; mais la vie active me plaît encore davantage. M’est-il permis de vous poser la même question ?… Jean m’a dit que vous étiez très pieuse, et vous m’en fournissez aujourd’hui la preuve.

— Pieuse, je le suis devenue depuis peu ; le Ciel a parlé. Mais je ne puis dire jusqu’où la grâce céleste me conduira. La lumière ne fait pas défaut à qui la demande dans l’humilité de son cœur…

Exilda aurait bien voulu interroger Alice sur le parti qui s’était offert à elle, avant les cruels démêlés qui l’avaient abattue et avaient mis ses jours en péril ; mais elle craignait de renouveler des émotions trop pénibles ; ce n’était guère le moment d’envisager autre chose que les horizons immédiats. La visiteuse allait se retirer, lorsque son amie entama elle-même cet important sujet.

— Vous qui êtes si bonne conseillère, se mit-elle à dire, avez-vous quelques pressentiments sur le sort qui sera le mien, si Jean nous quitte pour servir une meilleure cause, parmi les lévites du Seigneur ?

— Merci pour votre confiance, ma chère Alice. Je m’intéresse trop à vous pour ne pas y avoir pensé ; mais il était délicat de sonder votre cœur sur ce point, sans y être invitée… Aux heures où Jean vous apparaissait comme investi d’une mission plus que terrestre, vous aviez des vues précises pour vous assurer une existence solide, sérieuse, c’est-à-dire pour fonder tôt ou tard un foyer, comme nos robustes Canadiennes de la campagne. Avez-vous subitement brisé avec le jeune homme qui pensait à vous ?

— Il n’y a rien d’irrévocable dans cette rupture extérieure, chère Exilda ; la maladie expliquera facilement mon attitude, si Dieu me veut pas que je réalise mon désir le plus ardent. Pensez-vous qu’on puisse aimer deux fois ?…

— Je le pense, j’en suis convaincue ; vous ne cesserez d’aimer supérieurement celui qui avait mérité votre tendresse ; mais cet amour sera tellement purifié, qu’il ne sera pas en contradiction avec d’autres liens… Au reste, nous parlons comme si tout était déjà réglé pour notre Jean ; il faut le laisser à ses profondes méditations, sans peser en quoi que ce soit sur un choix qui requiert la plus entière liberté… Je connais maintenant vos dispositions, ma douce amie, et je vous en félicite ! Vous êtes sage ; la divine Bonté saura disposer les événements au mieux de vos intérêts et des miens. Nous attendrons, dans le recueillement de la prière. Avant tout, Alice, achevez votre guérison ; ne cherchez pas à scruter ces profonds mystères avant d’être complètement rétablie… Je vous quitte maintenant, j’ai pleinement compris ce qui se passe au plus intime de vous-même…

Les deux jeunes filles s’enlacèrent, dans une longue étreinte. Alice ne put voir la grosse larme qui s’échappait des yeux de sa nouvelle amie.

Exilda, dans cet entretien, avait consommé son sacrifice… Quelle que fût l’hypothèse qui pouvait se poser sur les grands lendemains, elle allait rester matériellement seule dans la vie. Mais elle se sentait capable de marcher vaillamment dans la voie de la vertu, à l’ombre du plus beau des rêves qui avait illuminé quelques heures de sa jeunesse… Elle ne fit rien paraître des émotions qui la transportaient lorsqu’elle revint aux Érables, pour dire au revoir à Jean et à sa famille. Mais, une fois seule dans l’automobile qui la ramenait à Westmount, aux dernières lueurs du jour, elle pleura longuement. Le soir, dans sa chambre, elle se mit à son prie-Dieu et s’abîma dans une longue et fervente supplication : « Seigneur, disait-elle, je me soumets à votre volonté ».

Les illuminations intérieures, les clartés qui atteignent les profondeurs des grandes âmes, n’empêchent pas que certains déchirements