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LA CRISE

preuve du temps, soit avant, soit après sa consécration au pied des autels.

Les philosophes qui soutiennent le contraire, mesurant les sentiments du cœur, d’homme à femme, d’après le degré de jalousie, sont des esprits romanesques qui analysent leurs semblables et s’analysent eux-mêmes par l’extérieur ; ce sont de faux primitifs, faisant remonter le couple humain à des origines sauvages, au lieu de le replacer idéalement à son véritable berceau, dans l’Éden où les passions égoïstes n’avaient pas leur place. Les natures d’élite travaillent à faire revivre ce bienheureux état, par des efforts qui semblent impossibles aux natures vulgaires. Quel défi jeté à ceux qui ne comprennent pas la sublimité de notre spiritualisme chrétien ! Ils se récrieront en écoutant le dialogue qui se prépare, entre deux âmes récemment converties à cette doctrine ; ils proclameront que c’est une gageure. Ni les souvenirs classiques du Polyeucte de Corneille, où se rencontrent de semblables amours, ni les mille exemples tirés de l’histoire des premiers siècles du Christianisme, où des amoureuses réputées irréductibles sacrifient des ardeurs impures à un idéalisme tout céleste, ne peuvent ouvrir les yeux à ces matérialistes invétérés. Et pourtant, à l’âge d’or de notre foi, de cette foi nommée fanatisme par les païens, on a vu de pieuses vierges, les unes héroïques depuis toujours, les autres ralliées récemment à ces vertus contagieuses, renoncer à des joies immédiates, à des unions légitimes, afin d’assurer plus d’honneur ou de bonheur à quelque jeune patricien, leur idole de la veille. Les personnages de Quo vadis ou de Fabiola ont réellement vécu et, pour l’honneur de l’humanité actuelle, il s’en trouve encore, en dehors de toute histoire inventée dans un but édifiant.


IX


— Je me sens toute timide devant vous, Mademoiselle, murmurait Alice ; vous daignez vous asseoir au chevet d’une pauvre petite enfant de la campagne, vous qui vivez dans le luxe à Montréal.

— Ne soyez pas timide avec moi, douce petite amie : j’éprouverai une grande joie à oublier ici le luxe dont vous me parlez.

— Je n’ignore pas que la charité, dans les grandes villes, inspire à des demoiselles du grand monde la pieuse pensée de secourir les pauvres, matériellement et moralement…

— Je ne tiens nullement à mon titre de demoiselle. Je suis votre égale, et je désire que vous m’appeliez simplement Exilda, comme si vous étiez ma petite sœur ; c’est le nom que me donne Jean, le jeune collégien au grand cœur qui a bien voulu me conduire jusqu’ici.

— Jean a ce droit, lui qui a reçu une si belle éducation.

— Ce n’est pas pour ce motif qu’il est familier avec moi, vous le savez bien ; il m’a sauvée d’un double désastre. Et vous, Alice, vous avez mérité son affection. Nous sommes égales, croyez-le ; ou plutôt, je ne suis qu’une pauvre épave, comparée à vous ; j’ai retrouvé à Repentigny la dignité de vie qui était si compromise auparavant.

— Et moi, j’ai retrouvé la paix du cœur et la santé par surcroît. On m’a dit dans quelle mesure vous y avez contribué.

— Singulière destinée que la nôtre, Alice !…

— Oui, bien singulière, ô généreuse Exilda !…

Les deux jeunes filles s’étaient tendu la main et elles se regardaient en silence ; un double drame de cœur les obsédait en ce moment : quel serait leur avenir ?… Une chose était certaine, pour Exilda : elle était bien décidée à s’effacer devant cette charmante fillette, si Jean ne se sentait pas appelé au ministère des autels, et si cette convalescente persistait dans son amour pour lui ; elle laisserait le champ libre à cette naïve enfant, non sans douleur, et elle se retirerait avec le souvenir d’un bonheur entrevu, comme elle l’avait décidé. Que lui importait d’être heureuse humainement, si elle devait être un obstacle à cette union de deux âmes mystérieusement attirées l’une vers l’autre ? Elle n’était pas venue là pour occasionner de nouvelles blessures, mais pour accélérer une guérison. Néanmoins, le dernier mot n’était pas dit…

— Jean vous a-t-il fait part de quelque intention qui vous intéresse, ma chère Alice ?

— Je sais simplement, Exilda, qu’il n’est plus courroucé à mon égard ; cette seule pensée me tuait, je ne pouvais la supporter plus longtemps.

— C’est donc que vous l’aimez…

— Oh ! si je l’aime ! Comment ne pas m’attacher à lui, puisqu’il s’est montré si bon pour moi !

— Il vous a cependant torturée, ma tendre amie !

— Il s’était trompé, il a cru que je voulais l’abandonner pour un autre.