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LA CRISE

sincère ; et me voilà seule, délaissée, comme un rebut dont personne ne voudra ! Ces derniers coups ont achevé l’œuvre de ta lettre !…

Quelle réplique pouvait bien opposer le jeune homme à des reproches si justifiés, où il voyait une allusion à ses dernières aventures, à ses derniers enchantements ! Alice connaissait-elle tous ces détails ? Jean n’osait s’aventurer sur ce terrain, en ces instants tragiques, par crainte d’élargir la plaie qui se révélait à lui. C’était bien vrai, il était allé jusqu’aux extrêmes limites de la vengeance, sans aucune pitié. Il était atterré, anéanti ; un cas de conscience inextricable se posait à son esprit en déroute.

Cependant, il se souvint des paroles si calmes entendues à Westmount : « Votre petite Exilda ne sera pas jalouse de votre sort, quel qu’il soit dans l’avenir… Vous êtes retenu par un double lien, beaucoup plus puissant que vous ne pourriez croire… » La convertie de la veille avait vraiment des intuitions presque prophétiques !… Jean pouvait donc, sans vains subterfuges, ouvrir son âme à la petite martyre étendue sous ses yeux ; ces dernières réflexions lui permettaient de la rassurer, par des paroles loyales ; d’ailleurs, il se sentait incapable de recourir à des consolations mensongères.

— Alice, dit-il, je ne veux rien te dissimuler : nous sommes tous les deux victimes de cruels malentendus ; je t’ai fait trop tard mes confidences sur mes projets d’avenir ; toi-même, en ce moment, tu me dévoiles des dispositions intimes que j’ignorais. Par une sorte de fatalité, nous ne nous sommes point compris, sur notre situation respective. Mais il est encore temps de remédier aux blessures qui ont résulté des ténèbres profondes où nous étions ensevelis : nous nous débattions dans l’inconnu, il faut que la lumière se fasse. Tu es libre de tout engagement, me dis-tu ; eh bien, je le suis non moins que toi…

— Serait-il possible, après tout ce que j’ai appris ?

— Oui, mon Alice ; mon rival s’est éclipsé, et ta rivale à toi n’est qu’un fantôme ! Celle dont tu redoutes le prestige m’exhorte à ne pas t’abandonner… Ah ! si tu pouvais savoir les miracles de la grâce divine ! Tu apprendras bientôt quels trésors de bonté le ciel a déposés dans l’âme de cette idéale créature.


VII


En quelques mots, pour ne pas fatiguer sa petite amie, Jean lui raconta les subites transformations morales opérées dans un cœur que la corruption n’avait pu atteindre ; il ne dissimula nullement l’enthousiasme qu’il avait ressenti, en présence de tant de beauté intérieure et extérieure ; mais, s’il avait été subjugué au moment où il se considérait comme trahi dans ses premières affections, il n’avait contracté aucun lien définitif. La perspicacité d’Exilda avait ajourné sagement les paroles irrévocables.

À mesure que Jean esquissait cette merveilleuse histoire, Alice l’écoutait avec une avidité croissante ; rassemblant les dernières forces qui lui restaient, elle avait tendu sa petite main décharnée et l’avait posée dans celle de son consolateur.

— Jean, dit-elle, tu m’arraches à la mort. Dieu te destine donc à faire revivre les pauvres créatures qui allaient périr ! Me sera-t-il donné de connaître l’inspiratrice de si généreux sentiments ? Elle nous rend au centuple ce que tu as fait pour elle ! Combien mes appréhensions étaient chimériques ! La jeune fille dont tu me traces le portrait n’est pas une rivale, c’est une sœur bien-aimée qui me devient chère comme si elle faisait partie de ma famille… Merci à elle, merci à toi, mon Jean toujours si bon !

— Puisqu’il en est ainsi, dit le jeune homme, il me sera facile de te mettre en présence de cette jeune fille : elle revient chez nous assez souvent et elle se fera un bonheur de se rendre auprès de toi, pour confirmer tout ce que tu viens d’entendre ; elle saura trouver dans son cœur, beaucoup mieux que je ne puis le faire, les paroles qui réconfortent et ramènent à la vie. Tu guériras, ma petite Alice, j’en ai la ferme assurance. Repose-toi maintenant, et que les vilains cauchemars s’envolent loin de ta demeure : ces noirs et malfaisants papillons se sont déjà enfuis. C’étaient sans doute de mauvais lutins qui voltigeaient autour de toi ; le Bon Dieu est plus fort que les esprits des ténèbres… Il t’enverra une âme redevenue angélique. Nous allons prier la bonne Vierge d’achever cette œuvre salutaire…

La mère Gagnon, qui circulait dans la cuisine et attendait impatiemment les résultats de cette visite, entendit réciter des Ave Maria : le jeune homme disait avec ferveur : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce… » Alice répondait d’une voix distincte. La bonne