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LA CRISE

fuites précipitées sur la rivière ne faisaient qu’exaspérer mes désirs. J’ai voulu à tout prix vous rapprocher de moi et vous pouvez, dès maintenant, entrevoir quel fut mon stratagème…

— Je l’entrevois, fit Jean Bélanger, mais je ne puis soupçonner que…

À ce moment, Madame Bélanger et Thérèse revenaient de la basse-cour. La porte du salon était demeurée entr’ouverte. La jeune causeuse et son compagnon furent invités à venir prendre un verre de vin et quelques gâteaux.

— Madame Bélanger, dit Exilda, si ce n’est pas trop vous demander, vous permettrez sans doute à Monsieur Jean de venir chez nous à Westmount, où habite ma famille. Après demain, nous devons nous y trouver avec des amis.

— Vous savez, Mademoiselle, répondit la prudente maman, que nous sommes des campagnards aux mœurs très simples. Votre milieu n’est pas le nôtre…

— Je vous comprends, Madame. Jusqu’ici, vous avez vu en moi une petite évaporée qui court un peu partout. Mais Monsieur votre fils pourra vous faire part de la conversation qui vient d’avoir lieu au salon. Vous vous rendrez compte que la rescapée est plus sérieuse qu’elle ne vous en a donné l’impression.

— Maman, continua le collégien, Mademoiselle Exilda vient, en effet, de me raconter tout ce qui l’a entraînée jusqu’ici dans les mondanités qui dressaient une barrière entre nous. En tout bien tout honneur, les tragiques événements où j’ai joué un rôle lui ont donné à réfléchir…

— Mademoiselle Exilda, continua Thérèse, Jean ne se destine pas à ce que vous pensez…

— Je n’ignore rien, répondit aussitôt la jeune fille. Mais c’est précisément pour cela que je l’ai en particulière estime. Je crois bien que le sauvetage d’une épave matérielle pourra entraîner le salut d’une âme !… Je suis une pauvre petite fille, moralement abandonnée, et votre milieu me met subitement dans une atmosphère que je ne connaissais pas. Permettez de grâce, que le bien commencé ne soit pas interrompu !… »

Exilda parlait avec une telle conviction, sa tenue, en ce jour, était si différente de ce qu’on avait vu précédemment, que Jean obtint la permission d’aller passer une journée à Westmount.


III


La réception a été des plus brillantes ; le collégien n’est guère habitué à tant de luxe. Pris en automobile à la porte de sa demeure, il est arrivé dans cette résidence princière, s’est vu entouré de laquais et s’est senti un peu gauche pour se présenter. Mais Exilda a su le mettre à l’aise dès les premiers instants : au salon, à la salle à manger, au fumoir, elle ne l’a pas quitté et a partout mis en valeur la parfaite éducation du rhétoricien, tout en rappelant son courage et son audace au jour du péril. Après le repas de midi, hommes, femmes, jeunes filles sont restés ensemble pour fumer, car tel est l’usage dans cette société éprise d’émancipation. Exilda ne fume pas, malgré les instances de ses compagnes qui l’appellent déjà « la petite dévote. » Parmi tous ces déshabillés plus que hardis, elle porte le même costume qui lui a servi deux jours plus tôt, pour sa visite à la Ferme des Érables. Ces subites transformations intriguent passablement son entourage. Ce qu’elle attend avec impatience, c’est le moment favorable pour continuer le passionnant entretien interrompu à Repentigny…

Enfin, la plupart des invités se retirent, la famille laisse le champ libre à Exilda, selon qu’elle l’a demandé, et elle se trouve en tête-à-tête avec Jean, dans le boudoir voisin du salon. C’est l’heure des importantes révélations, de part et d’autre ; personne ne viendra importuner la causerie.

— J’ai hâte, commence la jeune fille, de vous faire pleinement ma confession.

— Je partage votre impatience, Mademoiselle.

— Si vous voulez bien, vous m’appellerez Exilda tout court, et moi, je prendrai la liberté de vous appeler Jean, comme un bon camarade, ou plutôt comme un bienfaiteur insigne ; mon respect ne sera pas diminué pour autant, et notre intimité y gagnera.

— Qu’à cela ne tienne, ma bonne Exilda.

— Je vous disais donc avant-hier, Jean, que j’avais voulu, coûte que coûte, vous rapprocher de moi, et que j’avais recouru à une ruse toute féminine. Désespérant de vous atteindre par les avances normales que je multipliais, ma résolution était prise de vous obliger à me secourir dans un moment de détresse, où le décor offrirait toutes les apparences d’une catastrophe : sur terre ou sur eau ; je m’étais promis de faire violence à votre dé-