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LA CRISE

Que pouvait-il bien faire dehors, à pareille heure ? Thérèse, de son côté, commençait à être inquiète sur l’indisposition de son frère ; il y avait plus de vingt minutes qu’il était parti : le grand air avait dû le remettre, à moins qu’il ne fût réellement malade. Maria et Corinne, plus insouciantes, continuaient leurs devinettes, sans que Thérèse prît part à ces charades enfantines.

La partie de Cinq-Cents touchait à sa fin ; le père et la mère Gagnon, après de brillantes levées, avaient perdu des points. C’était la dernière distribution, les cartes se déployaient en éventail entre les doigts des partenaires, pour la suprême tentative… « Bravo ! crièrent tout-à-coup Lionel et Adélard : Papa et Maman ont perdu ! »

— « Excusez-nous, dit le père Gagnon à ses visiteurs : quand la lutte est engagée, on s’échauffe sans penser à autre chose… Allons, Élisabeth, Alice !… faites trêve à vos amours ! Apportez-nous quelques bonnes bouteilles : limonade, gingery, vin de la récolte passée… Le vin était un peu aigrelet, ajouta le paysan, mais nous l’avons fortement dosé de sucre. Quand nous serons plus riches, on s’adressera à la Commission des Liqueurs pour avoir les crûs de France. »

Madame Bélanger était revenue dans le groupe de Thérèse :

— Où est Jean ?

— Il est sorti un instant, répondit sa sœur aînée ; la fumée l’incommodait.

— Serait-il encore malade ?… Il était si gaillard à souper !

— Je ne crois pas ; simple fantaisie de prendre l’air, et peut-être de rêver quelques minutes au clair de lune…

— Ah ! ces collégiens ! Ils ne sont déjà plus comme nous ! Ça n’aime pas nos jeux ; des livres, toujours des livres !

À ce moment, Jean apparaissait dans l’embrasure de la grande porte : il avait repris ses couleurs et ne semblait pas trop abattu.

— Es-tu correct, Jean ? lui dit sa mère.

— Oui, maman ; j’ai voulu aspirer l’air du soir ; le ciel est magnifique et je repérais les groupes d’étoiles signalés par ma cosmographie.

— Allons ! ne pense pas trop à toutes ces graphies. Tu es en vacances pour te reposer.

Deux vastes plateaux arrivaient, portés par Alice et Élisabeth, avec les verres où pétillaient diverses boissons, au choix. Jean changea de place, pour ne pas être servi par Alice : il prit un verre de vin qu’il trouva excellent ; cela complétait l’effet de sa promenade nocturne. Il pouvait maintenant affronter la fin de cette veillée, si funèbre pour lui. Les deux couples d’amoureux étaient du reste dispersés ; rien, extérieurement, n’exaspérerait sa jalousie.

— Élisabeth, dit Hector Bélanger, il paraît que vous devenez artiste : montrez-nous un peu vos talents. Où est donc l’harmonium dont on m’a parlé ?

— Ne vous moquez pas, Hector, reprit la jeune fille. Les artistes sont à Montréal et non à Repentigny. Mais votre sœur Thérèse sait comme moi qu’il fallait réorganiser le Chœur de chant, à notre église. J’ai répondu de mon mieux à l’invitation pressante de monsieur le Curé, en attendant qu’il trouve des mains plus expertes que les miennes sur les touches d’ivoire.

— Allons ! pas tant d’humilité ! On sait ce que cela veut dire ; les jeunes filles chantent comme des anges, depuis que vous les formez avec notre Thérèse.

Lionel et Adélard apportaient le vieil instrument qui se trouvait dans la chambre voisine. Tous ensemble, ils se mirent à chanter : « Marianne s’en va-t-au moulin… Sur la route de Berthier… En roulant ma boule… À la claire fontaine… » Cette dernière chanson semblait faite exprès pour Jean :


 « Chante, rossignol, chante,
Toi qu’as le cœur si gai…
Tu as le cœur à rire,
Moi je l’ai-t-à pleurer…
J’ai perdu ma maîtresse
Sans l’avoir mérité… »


Il y eut encore de bonnes causettes, dans les divers groupes ; les hommes parlaient de la récolte, qui s’annonçait favorable. Les femmes s’entretenaient de lessive, de linge, de recettes de cuisine. Enfin, on se sépara après que les enfants eurent chanté : « Bonsoir, mes amis, bonsoir… » Jean évita encore de se trouver en face du couple détesté.

Hector et ses sœurs marchaient les premiers, sur la route qui formait un ruban lumineux à travers ce paysage lunaire ; le père et la mère étaient restés seuls, en retard de quelques pas : « Braves gens que ces Gagnon, dit la mère Bélanger à son mari. Je ne savais pas que la petite Alice fût fréquentée si tôt par Ovila Paquette. Notre Jean perd une