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LA CRISE

assassinat moral. Mais non ! Il allait subir, plusieurs heures durant, cette vision écœurante…

Durant cette seconde où ses yeux se troublaient, Jean n’eut que la force de se dire, au plus profond de lui-même : « Où suis-je, mon Dieu ! Quel enfer !… Seigneur, ayez pitié de moi ! »

Dans le brouhaha des chaises qui se plaçaient, des rires qui s’entrecroisaient, personne, sauf Alice, ne put s’apercevoir du trouble affreux auquel était en proie celui qu’elle n’avait pas cessé d’aimer. Elle avait prévu ce choc mortel, la petite Alice ; elle avait fait l’impossible pour le prévenir, quand elle avait appris la visite des Bélanger ; son instinct de femme, à peine éveillé, lui avait dit qu’on ne peut pas aimer deux hommes à la fois sans produire des catastrophes. Mais, avertie trop tard, elle avait été impuissante à éviter cette odieuse rencontre.

Les visites d’Ovila étaient inaugurées depuis si peu de jours, qu’elle n’avait même pas senti le besoin d’en entretenir Jean, dans la rencontre inopinée de la veille. D’ailleurs, pouvait-elle soupçonner, avant cette entrevue aussi déconcertante qu’enchanteresse, les dispositions de son ancien camarade à son égard ? Un concours de circonstances inéluctables faisait d’Alice l’enjeu de ce conflit qui lui donnait le vertige. Dans la matinée de ce jour qui se terminait en tragédie invisible, elle n’avait pu se dégager des occupations que lui avait imposées Élisabeth, minute par minute : journée de lavage, de repassage, tout s’était accumulé comme à plaisir, par une suite de fatalités, pour l’enchaîner à la maison et pour imposer à son Jean d’involontaires tortures… Mais cette apparente fatalité n’était autre que l’action de la Providence, qui veille sur ses élus et se sert des plus insignifiants facteurs pour produire, à l’heure favorable, les salutaires désenchantements.

Que dire ? Que faire ? Alice, elle non plus, ne savait où se mettre. Si, deux jours plus tôt, Jean avait pu lui parler à cœur ouvert, elle aurait évincé Ovila à tout jamais. Mais une pareille volte-face aurait demandé au moins quelques éclaircissements avec papa et maman Gagnon, non moins qu’avec la famille Bélanger. Non, Alice n’était pas responsable de cette tempête qui grondait sourdement de part et d’autre.

— Jean, dit-elle en surmontant son émotion, je n’ai pas à te présenter Ovila Paquette ; il vient de me dire qu’il t’avait salué depuis ton retour de L’Assomption, et je vous ai aperçus ce matin sur la route ; vous vous êtes croisés au moment où j’étais encombrée de linge : avec Élisabeth, nous n’avons pas eu un instant de repos ; la lessive, pour les ménagères, c’est tout dire !

— Il y a en effet, répondit Jean d’un ton sec, des lessives de tout genre ; on se lave facilement des fautes les plus graves, quand on est surpris en partie louche.

Ovila ne comprit pas toute la portée de cette riposte cinglante. Jean ne tendit pas la main et alla s’asseoir dans le coin opposé de la cuisine où ses sœurs Corinne, Maria et Thérèse l’appelaient pour organiser un second jeu de cartes. Leur frère Hector, ainsi que leur père et leur mère, n’étaient pas disposés à ce tournoi ; ils venaient de s’installer derrière les premiers joueurs qui avaient repris leur partie interrompue.

Jean ne distinguait ni atouts, ni trèfles, ni piques, ni quoi que ce fût, dans cet amusement qui était un martyre ; il était anéanti, on eût dit un automate. Ses sœurs ne comprenaient rien à cette lubie qui l’avait pris subitement : « Voyons, Jean, répétait Thérèse, sois gentil ! La plaisanterie a suffisamment duré, depuis le début… » S’apercevant que ses paroles étaient inutiles, elle proposa de jouer aux devinettes avec ses jeunes sœurs… « Thérèse chérie murmura Jean à l’oreille de sa grande amie — la vraie, celle-là — je me sens fatigué plus que ce matin : cette cuisine enfumée comme une tabagie me coupe la respiration ; je suffoque, j’ai une migraine affreuse… N’en dis rien à Maman, pour ne pas la contrarier. Je vais sortir un moment, personne ne se doutera de rien ; j’ai besoin d’air… »

Et Jean sortit à pas de loup par la grande porte qui était toute proche, sans que personne n’y fît attention, hors de son groupe.


VIII


Les cartes faisaient fureur sur la table autour de laquelle étaient assis les Gagnon père, mère et fils, tandis Monsieur et Madame Bélanger, avec Hector, suivaient attentivement les péripéties de ce duel engagé depuis trois quarts d’heure. Élisabeth Gagnon échangeait de doux propos avec son ami, Télesphore Gingras. Alice, glacée par le courroux de son Jean, répondait à peine aux questions d’Ovila Paquette : elle n’avait pu s’empêcher de voir, tout-à-l’heure, la grande porte s’ouvrir ; le collégien était sorti brusquement.