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LA CRISE

pas fut plein d’entrain ; Hector ne cessait de taquiner Jean sur ses mains fines et sur ses jolis doigts : « Ça nous promet un valet de ferme accompli ; tu dois jouer admirablement du piano ou de l’orgue, Monsieur le rhétoricien ! Ce soir, tu vas nous servir quelque jolie ritournelle à la Ferme des Ormeaux ; je crois qu’il y a un vieil harmonium sur lequel Élisabeth exerce les morceaux qu’elle doit donner à l’église, le dimanche ; car Élisabeth Gagnon et notre Thérèse sont les deux acolytes de Monsieur le Curé, à Repentigny. »

Effectivement, les Gagnon avaient permis tardivement à leur fille de faire parfois un peu de musique, sur la demande du Curé de la paroisse ; à l’aide d’une méthode très simple, l’organiste improvisée accompagnait quelques cantiques chantés par les Enfants de Marie. L’institutrice du hameau lui avait donné hâtivement quelques principes de solfège ; dans les églises de campagne, les oreilles des auditeurs sont peu exigeantes. Quant à Thérèse Bélanger, elle n’était pas habile sur le clavier, mais elle possédait une voix très souple et dirigeait le Chœur des jeunes filles.

La veillée promettait d’être distrayante. À l’issue du souper, pendant que les hommes allumaient leur pipe et que Maria avec Corinne lavaient et rangeaient la vaisselle, Jean remonta dans sa chambre pour faire un brin de toilette. Tout en se peignant avec soin, il réfléchissait qu’il ne pourrait peut-être pas parler longtemps à sa bien-aimée… Prenant une feuille de papier à lettre, il y traça quelques lignes qu’il glisserait furtivement entre les doigts de sa tendre Alice :


Ma Chérie,

Tu m’as bien fait souffrir ce matin, en ne venant pas au rendez-vous. Je suppose que tu as été retenue à la maison. Tu m’expliqueras ce contre-temps, dès que j’aurai l’immense bonheur de continuer notre entretien commencé sous le chêne. Je ne t’en veux pas…

À bientôt, mon Ange aimée ; je dépose sur ta petite main mille et mille caresses ; je pense à toi nuit et jour.

Ton Jean qui t’adore.


VII


Ayant tourné ce billet aussi galamment que s’il eût été un professionnel en cette matière, Jean partit avec toute sa famille. Son cœur battait fort, à mesure qu’il approchait des Ormeaux. Enfin, on arrive !… Une acclamation retentit dans la vaste cuisine qui sert de salon : « Voilà de la grande visite ! » Tout le monde se lève, les mains tendues… On va chercher des chaises. Le père et la mère Gagnon venaient de commencer une partie de cartes avec leurs deux fils Lionel et Adélard ; Élisabeth était avec son cavalier Télesphore Gingras. Quant à Alice, que Jean avait immédiatement cherchée des yeux, elle n’était point seule non plus : Ovila Paquette n’avait pas oublié ses résolutions du matin, il avait apporté ses cadeaux ; outre la broche dorée qui brillait sur la poitrine de la fillette, elle venait de recevoir un joli bracelet et de fines boucles d’oreilles : ce n’était certes pas du métal précieux, mais une composition d’une frappe élégante.

En entrant, Jean avait aperçu sa petite amie, son adorée, assise dans un canapé étroit à côté de l’autre… ; elle se laissait courtiser par ce grand garçon, aperçu par le collégien à une heure de détresse… Ah ! comme il entrevoyait maintenant, lui, le mélancolique amoureux qui avait tant pleuré, la clé de cette douloureuse énigme ! Il avait un rival !… Toutes les cruelles aventures d’amour qu’il avait lues dans ses classiques lui apparaissaient subitement dans l’effroyable réalité ! Alice avait donc de bonnes raisons pour ne pas se rendre, dans la matinée, sur les bords de la rivière !… Toute son apparente candeur, toutes ses réserves pudiques de la veille n’étaient donc qu’un jeu !… Jean s’était laissé berner par la duplicité féminine, et toutes les malédictions qu’il avait trouvées dans ses chers poètes, il pouvait les faire siennes :

« Car, plus ou moins, la femme est toujours Dalila. »

Comment croire à tant de perfidie ? Un tremblement nerveux secouait tous les membres du pauvre enfant : il se sentait froid dans le dos, un frisson l’envahissait des pieds à la tête. Jean, si loyal, si sincère, Jean, encore tout endolori par les doutes récents, se voyait victime de la plus infâme trahison… Il maudissait, de toute son âme indignée, cette maison où un coup de poignard le perçait en plein cœur !

Toutes ces impressions venaient de se succéder en lui, plus vite que le passage d’un éclair. Si du moins il avait été seul, s’il avait surpris le couple honni, exécré, au coin d’une haie, en plein champ, il aurait pu s’enfuir, ou plutôt déverser sa colère, cracher son mépris en plein visage, sur la fille coupable de cet