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LA CRISE

prés et se décharge du travail intérieur sur ses deux filles. Jean cherche un prétexte pour s’introduire chez Alice ; en temps normal, il s’y serait rendu sans appréhension, dans l’unique but de se distraire ; mais maintenant, il serait à la gêne, car il est timide, et il trahirait sûrement son embarras. Il attend encore, se rassied, se relève, se pose les questions les plus invraisemblables : Alice est-elle retenue par un travail urgent ?… est-elle malade ?… a-t-elle peur de renouveler la scène trop tendre du grand bois ?…

L’amoureux exaspéré quitte sa cachette et décide de passer, d’une allure résolue, devant la Ferme des Ormeaux, comme s’il se dirigeait vers l’Assomption. Il rassemble tout son courage, fait semblant d’être pressé, et marche à grands pas pour rejoindre la route qu’il remonte ensuite à une vive allure. Quand il se trouve devant le portail des Gagnon, ses jambes flageolent ; une force irrésistible semble l’attirer vers cette cour qui précède la demeure de sa bien-aimée !… Mais en quel état de trouble se présenterait-il ?

Portant la main à son front brûlant, il sent de grosses gouttes de sueurs et tire son mouchoir pour se donner une contenance. Ovila Paquette arrive en sens inverse, rentrant au hameau. Jean se raidit pour ne laisser rien paraître. Le jeune Ovila, revenant de l’Assomption, est tout flambant neuf ; il a décidé d’aller veiller, ce soir, chez sa blonde, et il vient d’acheter quelques menus cadeaux qui s’ajusteront à la broche déjà offerte. Mais Jean ne peut soupçonner tout cela ; les deux jeunes gens se saluent en échangeant quelques réflexions banales, comme il est d’usage à la campagne. Ovila a déjà parlé au collégien depuis le premier jour de vacances, il n’a plus rien à lui dire.

— Il fait chaud, Jean !

— Oui, Ovila ; beau temps pour la fenaison !

— Ah ! oui, bien certain !

Et le jeune habitant continue sa route, se tournant vers la Ferme des Ormeaux et sifflotant l’air :


« Auprès de ma blonde,
Qu’il fait bon, fait bon… ! »


Il n’est pas timide, Ovila Paquette, et, si le cœur lui en disait, il ne serait pas gêné pour faire une courte halte aux Ormeaux. Mais il est pressé et se dédommagera ce soir. Jean, secoué de sa torpeur par cette rencontre, hâte le pas jusqu’au bosquet qui borde la route, de part et d’autre, non loin du hameau ; cette touffe de verdure est aux limites des paroisses de Repentigny et de L’Assomption ; un écriteau indique la ligne de démarcation entre le village et la petite ville.

Le malheureux Jean, épuisé, pénètre dans un taillis, à gauche du chemin, s’affale parmi les herbes, hautes, et donne enfin libre cours à sa douleur : il pleure des larmes amères… Ah ! si Alice ne l’aimait déjà plus ! Il se reproche d’avoir froissé, hier, la candide délicatesse de cette pure enfant. Lui-même, il se sent coupable… Il essaye de formuler une prière, mais il a l’impression que le Bon Dieu n’est pas content de ce fils prodigue, infidèle à ses anciennes promesses.

Que sont devenus les jours heureux où Jean pouvait se dire le disciple bien-aimé dont il porte le nom ? Ses communions lui procuraient des joies si douces ! Par la pensée, il assistait à la dernière Cène, appuyant sa tête, comme l’Apôtre, sur la poitrine du Maître divin ! Au lieu que maintenant, il ne veut plus demeurer vierge, il fuit l’exemple de St-Jean, son Patron ; il n’aspire qu’à se pencher sur la poitrine d’une créature !… Il se sent déchu, sans pouvoir en saisir les causes profondes. À qui pourra-t-il confier son chagrin ? Sa sœur Thérèse, si pieuse, ne le comprendrait pas !…

Plongé dans ces tristes réflexions, Jean tire sa montre. Dieu ! il est midi et demi ! Ses parents doivent être déjà inquiets… Vite il se frotte les yeux et court à toutes jambes jusqu’aux premières maisons du hameau. Là, il reprend le pas accéléré, pour ne pas se rendre ridicule, et arrive tout essoufflé, le visage abattu, à la maison paternelle. Toute la famille est à table.

— Tu es bien pâle, Jean, lui dit sa mère.

— Je crois que mon déjeuner m’a fatigué.

— Veux-tu prendre quelque chose ?

— Non, j’ai envie de dormir…

— Pauvre enfant, dit la mère Bélanger, tu as besoin de plusieurs jours de repos. Allons ! je vais te préparer une bonne tasse de thé, avec quelques gouttes de brandy ; ça te fera du bien. Monte dans ta chambre ! Je t’apporterai l’infusion bien chaude… Si tu es un peu remis ce soir, nous irons veiller aux Ormeaux ; tu joueras un peu avec ta petite camarade Alice, comme les années précédentes, car, tous les deux, vous vous êtes tou-