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LA CRISE

main délicate contre son cœur affolé, il la portait à ses lèvres et la dévorait avidement. Puis, d’une voix étouffée par les sanglots, il implorait une autre faveur :

— Mon Alice, soupirait-il, si tu m’aimes au moins un peu, sois encore ma petite sœur de jadis… Viens dans mes bras et permets à mes lèvres d’effleurer tes lèvres plus rouges, plus délicieuses que les fraises nouvellement cueillies dans la forêt. Nous ne ferons pas de mal, car Dieu nous voit et nos bons Anges nous protègent… Le mal, d’ailleurs, on m’a dit que c’était une chose bien vilaine à laquelle je ne me suis jamais permis de penser. Il me semble que je pourrais être parfaitement heureux en te possédant toujours comme en ces instants inoubliables.

Mais, au moment où le collégien développait ainsi ses candides sophismes, Alice s’était redressée, comme fouettée par une honte subite :

— Non, Jean, s’écriait-elle en se faisant violence. Maman m’a défendu d’embrasser aucun garçon en cachette, et je le lui ai promis. Si tu veux, tu seras mon cavalier, tu viendras me voir à la maison, et, plus tard, on nous permettra tout ce que tu désires !…

— Eh bien ! soit ! Je t’aime trop pour te contrarier ; mais n’oublie pas tout ce que nous avons dit ! Demain matin, vers dix heures, tâche de venir me trouver sur les bords de la rivière ; je t’y attendrai, car j’ai encore beaucoup de confidences pour toi.

Alice regardait maintenant du côté des terres et des prés qui s’étendent entre la forêt et le hameau ; elle avait entendu des pas :

— Pars vite, Jean, dit-elle tout-à-coup à voix basse ; j’aperçois tes jeunes sœurs Maria et Corinne ; pour le sûr, elles viennent te chercher. Je resterai ici un moment, afin que personne ne sache que nous avons parlé ensemble, car on nous défendrait sans doute de nous revoir de même.

— À demain sans faute, dit Jean ; sur les bords de la rivière… !

Et il courut à la rencontre de Maria et de Corinne qui le cherchait pour le dîner ; c’était déjà midi !

Dans ce duo d’amour, l’intuition féminine d’Alice avait retenu Jean sur la pente des trop grandes intimités. L’instinct secret du cœur de la femme, en ces questions complexes, est plus clairvoyant que le cerveau masculin. Alice était du reste une petite liseuse qui, sans avoir des notions exactes sur une foule de choses, avait le pressentiment du danger moral. Quoique peu instruite, elle parlait bien et pensait mieux encore.


V


Il est dix heures du matin. Jean Bélanger est là, dans les fourrés de saules qui bordent la rivière de l’Assomption ; il y a plus d’un quart d’heure qu’il attend, et les minutes lui paraissent des siècles !… L’eau est calme ; le cours d’eau charrie lentement les billots de sapin qui viennent des forêts du nord. Jean contemple ces radeaux qui prennent mille formes capricieuses, au hasard du courant. Mais sa pensée, depuis hier, est incapable de se fixer à quoi que ce soit, en dehors de cette enfant qui doit revenir s’asseoir tout près de lui. Oh ! combien il désire revivre les instants trop rapides passés dans la forêt !

Que va-t-il ajouter à ses déclarations de la veille ? La nuit précédente s’est passée presque tout entière à bâtir des châteaux enchanteurs. Sa vocation n’était-elle pas une illusion de jeunesse ? Ne vaut-il pas mieux devenir un honnête chrétien dans le monde, que de traîner une existence misérable dans une vie austère qui ne semble pas faite pour lui ? Il est encore libre de choisir sa carrière. Sa famille ne lui a jamais imposé aucune contrainte dans ce domaine. Sa sœur Thérèse, il est vrai, lui a parlé souvent du bonheur d’appartenir tout entier à Dieu ; mais il ne se sent plus la force de maîtriser l’amour qui le possède : vivre sans Alice, ce serait l’enfer…

Cependant, un léger bruit se fait entendre dans les saules. Serait-ce l’apparition enivrante dont il veut, cette fois, repaître ses yeux et son cœur, bien mieux que dans la rencontre à laquelle, hier, il était mal préparé ?… Mais non ! C’est une fausse alerte ; quelque grive a dû, dans son vol, faire remuer les branches. Jean est nerveux ; il a mal dormi, s’est déclaré fatigué pour ne pas aller aux champs, et on lui a permis de se promener. « Rien d’étonnant, a dit sa mère, que ses études l’aient affaibli ! »

Il se lève de temps à autre, ne pouvant rester en place, fait quelques pas, remonte sur le talus, regarde dans la direction des Ormeaux, mais rien ne bouge… S’il était sûr qu’Alice soit seule à la maison, il s’y précipiterait ; mais il est probable qu’Élisabeth est là, car elle ne quitte guère la ferme ; la mère Gagnon préfère aider aux hommes dans les