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LA CRISE

à chaque vacance, toujours attaché à sa petite amie. Et puis, en cet instant, n’exprimait-il pas des hésitations sur ses projets d’avenir ? En sa présence, Alice oubliait facilement Ovila Paquette.

Ils s’assirent tous les deux au pied d’un vieux chêne, sur la mousse attiédie.

Le collégien reconnut la place où sa sœur Thérèse lui parlait jadis de l’amour divin…

— Tu disais donc, Jean, reprit Alice, que tu sentais moins d’enthousiasme pour prendre la soutane après ces vacances ?

— Oui, Alice, il me semble que j’ai besoin d’air, de liberté, d’indépendance… comme notre jeune poulain qui est sorti de l’étable depuis une semaine. Mais surtout, je sens un immense besoin d’aimer !… Je ne comprends guère tout ce qui se passe en moi ; c’est comme un tourbillon de fantômes brillants qui défilent sous mes yeux ; mais ces fantômes sont des anges terrestres qui éclipsent les visions du Paradis, jadis si douces à mon cœur !… Ce que je vois dans mes rêveries, ce sont des figures comme la tienne, Alice, mon ange plus beau que tous les autres !…

Alice avait rougi légèrement, à ces derniers mots, mais elle sentait son cœur se fondre, s’anéantir, en écoutant ces déclarations enflammées. Jean parlait mieux de l’amour que les gâs dont elle avait surpris quelques bribes de conversation, quand ils s’adressaient aux jeunes filles. Des pulsations violentes se répercutaient dans sa jeune poitrine qui se dilatait à se rompre. Elle aurait voulu parler, mais les mots s’éteignaient dans sa gorge contractée. Le grand adolescent se rendit compte qu’il faisait vibrer des cordes ultra-sensibles dans tout l’organisme de sa petite amie ; il avait enfin trouvé un cœur pour le comprendre, pour épancher le trop plein de son propre cœur. Après un instant de silence, il continua ainsi :

— J’ai pensé souvent à toi, Alice, durant cette année de rhétorique : mes leçons, mes lectures, mes prières, tout me rappelait ton image… Parfois, le Bon Dieu paraissait me faire un reproche de cette tendresse, comme si je t’avais aimée plus que Lui. Mais ce Dieu si bon nous a-t-il donné un cœur pour que nous le rendions insensible ? J’ai lu quelque part que le cœur de l’homme est fait pour aimer, comme l’oiseau pour voler…

« Jusqu’ici, je chérissais déjà, oh ! combien ! mon père, ma mère, mes frères, mes sœurs, ma sœur Thérèse, surtout. J’étais lié d’amitié avec quelques camarades de classe, comme jadis Jonathas à David… Tu as lu cela dans ton Histoire Sainte. Que peut-il y avoir de coupable dans ces affections ?… Mais, maintenant, je suis attiré vers toi, mignonne Alice, plus que vers ma famille, plus que vers mes amis. Je viens de te dire que j’aime surtout, chez moi, ma grande sœur Thérèse, qui me comprend mieux que tous les autres et qui m’a formé à la piété : elle la pratique si parfaitement ! Eh bien ! Alice, c’est peut-être fou, ce que je vais te dire… J’ai regretté souvent que tu ne sois pas aussi ma petite sœur, toi que j’adore !… Je te prendrais dans mes bras et je croirais vivre un instant du Ciel !… Vois-tu, je pleure à cette pensée !… Mais aussi, pourquoi es-tu si belle, pourquoi tes yeux lancent-ils des éclairs ?… »


IV


Certes, ce candide n’avait pas perdu son temps, pendant qu’il étudiait ses livres sacrés ou profanes : il en avait assimilé la substance, le nectar, le miel. En ce moment d’exaltation, il les traduisait à merveille, il en concentrait tout le sens profond sur cette captivante enfant assise auprès de lui, au pied du chêne majestueux. N’eût été la vertu qui était solidement implantée en son âme, quel trouble n’aurait pas bouleversé ses innocentes dispositions ?

Les primitifs, les artistes, sont tous de grands naïfs, à quelque âge qu’on les prenne : ils sont faits pour vivre dans un Éden incorruptible où le beau et le bien, où le plaisir et le devoir ne feraient qu’un, comme aux premiers jours du monde ; ils ont une tendance à confondre tous les amours pour mieux légitimer ceux qui deviennent facilement coupables. Les poètes contemplent les folâtres ébats des tourtereaux et des colombes, et ils y découvrent une loi de la nature, loi sainte, applicable d’après eux aux couples humains les plus improvisés. Les adolescents dans le genre de Jean Bélanger, quand ils sont sincères, brouillent à plaisir deux séries de sentiments séparés par un abîme : ils voudraient assimiler l’affection filiale ou fraternelle aux tendresses passionnelles qui brûlent leurs veines. Poètes et adolescents prétendent volontiers que l’art purifie tout ce qu’il touche.

Sans doute, l’art purifie le marbre d’une statue, avec ou sans voiles, les couleurs d’un tableau, avec des personnages drapés ou simplement revêtus de leur pudeur. Mais la réalité vivante, la carnation qui palpite là, sous