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FLEUR LOINTAINE

remplaçaient avaient conservé leur esprit, et j’ai gardé de cette maison le plus agréable souvenir. »

— « Précisément, interrompit le Père Garnier, j’ai passé à Versailles ces jours-ci, je me suis arrêté au collège, et on m’a parlé d’un ancien élève qui partait pour le Canada. Vous voilà au point. Le monde est vraiment bien petit, et je puis croire que nous nous soyons coudoyés pendant trois longs jours sans procéder à cette identification. Oui, on m’a parlé de vous, jeune ami, et, ajouta le Père malicieusement, on ne m’en a pas dit trop de mal. Votre famille est flamande, si j’ai bonne mémoire et si je m’en rapporte à votre nom. »

— « Vous me connaissiez donc déjà, répondit Paul Demers. Bien dommage que quelque mot cabalistique ne fût pas inscrit sur ma casquette de voyage ; vous ne m’auriez pas laissé dans mes lectures. Je suis né à Dunkerque ; mon père était capitaine de marine marchande ; ma mère, par ses origines, avait ses parents en Touraine, mais toute une branche de sa famille était dans les Flandres depuis un temps immémorial ; je puis donc me dire flamand de bonne souche. Tel que vous me voyez, continua Paul Demers d’un air grave, je suis actuellement orphelin. Mon père a péri en mer durant la grande tourmente, et ma mère, ne pouvant survivre à ce malheur, nous a quittés peu après la guerre : trois fils sous les drapeaux, deux blessés grièvement, et le troisième que je suis, gravement atteint par les gaz. C’était trop pour ma bien-aimée maman ; elle est allée se reposer au ciel, après une suprême bénédiction donnée à ceux qui restaient ici-bas. »

III


Paul Demers s’était interrompu, en évoquant ces douloureux souvenirs. Son visage pâle portait encore les traces des grandes épreuves ; son silence des jours précédents s’expliquaient assez par la mélancolie où l’avaient plongé de si cruels chagrins. Au bout d’un instant, il reprit cette esquisse d’autobiographie : « Je dois beaucoup à mes chers parents, dit-il, ils m’ont donné une éducation aussi complète que possible, ainsi qu’à mes frères et sœurs. Après avoir fait trois années de latin à l’Institution Notre-Dame des Dunes à Dunkerque, je fus mis en pension à votre école de Versailles, dans la perspective de faire plus tard mes études supérieures à Paris. Mon excellent père voulait me préparer de la sorte quelques amis sûrs qui seraient à ma portée, durant ma vie d’étudiant dans la capitale. Ses prévisions étaient fondées ; après mon baccalauréat de philosophie, j’ai suivi les cours de l’Institut Catholique et de la Sorbonne, en compagnie de plusieurs anciens camarades de collège, et chaque congé nous ramenait à Versailles, auprès des vénérés formateurs de notre première jeunesse. »

— « Quelle branche aviez-vous choisie dans le savoir humain, demanda le Père Garnier ? »

— « Figurez-vous mon Père, répondit Paul Demers, que je me sentais attiré vers les belles-lettres ; deux années me suffirent pour obtenir ma Licence et j’allais sans doute entrer à l’École Normale Supérieure, lorsque la guerre fut déclarée. Ceci vous explique ma nouvelle orientation. Bien que cultivant la littérature avec ferveur, je m’étais toujours senti des aptitudes pratiques, comme tout bon Flamand ; vous savez que notre race du Nord de la France est plutôt portée vers l’activité extérieure ; mais nous avons du sang latin dans les veines, nos ancêtres ayant été mêlés aux Espagnols et aux populations méridionales ; les Flandres ont vu passer tant de peuples, à l’occasion des guerres dont elles ont été le théâtre !

« Quoi qu’il en soit, j’ai dû hériter des tendances du Nord et du midi, sans me prétendre un génie dans la science ou dans l’art : la multiplicité d’aptitudes nuit à la spécialisation, je ne l’ignore pas ; toutefois, par les temps qui courent, il n’est pas mauvais de ressembler de loin à l’honnête homme de jadis, qui ne se piquait de rien et pouvait faire un peu de tout, selon les circonstances. Les événements l’ont prouvé pour moi. »

— « Mais, reprit le Père Garnier, qui était incapable d’écouter un long récit sans l’interrompre, comment avez-vous été amené à venir au Canada ? »

— « Nous y arrivons reprit aussitôt le jeune homme. Au cours des hostilités, j’étais interprète et je servais d’agent de liaison entre les troupes anglaises et françaises, dans la région de la Somme. Je possédais bien l’anglais et l’allemand, avant étudié ces deux langues ; les Flamands n’ont pas de peine à se familiariser avec l’idiome des Teutons et des Anglais ; ils se trou-