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FLEUR LOINTAINE

« Peut-être irons-nous jusqu’à Genève pour rêver sur les bords du Léman. Mais ce sera Paris qui nous captivera surtout. Au cours de nos voyages, nous recueillerons pieusement tous les souvenirs canadiens, comme viennent de le faire vos compatriotes qui ont mieux fait connaître le Canada à la France.

— Ce sera magnifique, s’écriait Yvonne à tout instant.

— Mais après notre retour ici, vous m’accompagnerez dans les diverses parties du Canada que j’ai seulement vues à vol d’oiseau, dans les grandes lignes. L’Ouest est immense et grandiose. Mais l’Est est si français ! Je veux parcourir avec vous la région de Québec, visiter le Saguenay et ses gorges profondes, constater que le lac St-Jean, où Hémon a fait vivre Maria Chapdelaine, n’a plus sur ses bords des cœurs aussi primitifs ; il faudra aussi aller saluer là-bas, à l’extrémité de la rive opposée, la touchante image d’Évangéline, au sein de la dolente Acadie. Enfin, au moment voulu, nous nous rendrons au Labrador pour nous faire bénir par le solitaire qui a raffermi mon courage, à l’heure où, tout timide, je prenais pied sur le sol du Canada. »

 

Les rêves des futurs époux, on le voit, n’englobaient rien de moins qu’une portion respectable de l’univers. L’amour se complaît dans les spectacles sans cesse renouvelés, où il trouve un cadre pour les doux entretiens, pour les colloques, pour les étreintes dans lesquelles deux âmes se fondent l’une dans l’autre ; il appelle toute la nature, pour lui faire part de ses ivresses sans fin : les fleurs, les bois, les fleuves, la mer, les villes et les champs doivent parler son langage et le répéter aux plus lointains échos ; voilà pourquoi tant de poètes ont été inspirés par ce thème éternel. Les grands mystiques eux-mêmes, les Saints, dont l’amour va plus directement à Dieu, sans passer par l’être humain, découvrent une âme dans les objets qui les entourent, et s’entretiennent familièrement, tel un François d’Assise, avec les créatures les plus modestes ou les plus majestueuses, pour les inviter à chanter l’hymne des surnaturelles dilections.

Par avance, Yvonne et Paul savouraient ces délices ; et pourtant, ils oubliaient le décisif examen qu’il y avait à subir, avant de se livrer aux joies dont ils se sentaient inondés.

IV


« Après la saison des frimas, avait dit le Docteur David à Paul, vous viendrez me voir ; avec mes confrères, nous nous consulterons en toute impartialité. » Cette pensée était revenue subitement à l’esprit du jeune homme et obscurcissait tout-à-coup son horizon. Le médecin n’avait-il pas outré ses encouragements, comme il est d’usage ? Sans doute, le malade d’antan se sentait fort et vigoureux ; mais il arrive plus d’une fois que les lésions internes se cicatrisent superficiellement pour se rouvrir ensuite ; l’embonpoint produit par le grand air et la suralimentation n’est que factice et provisoire. Les apparences sont si trompeuses !… Si Paul avait trop compté sur lui ?… S’il avait bâti sur le sable ?…

Le hideux spectre apparaissait, après s’être dissimulé derrière de riants tableaux ; tout ce bonheur pouvait bien être qu’un mirage. Sans en rien dire à Yvonne, Paul se sentait accablé « comme aux premiers temps de son séjour en Canada. » Le froid sec étant tombé, l’air devenait humide dans la région de Montréal. N’allait-on pas lui prescrire de retourner à Ste-Agathe, ou plus loin peut-être ? Ces sombres perspectives lui donnaient le frisson. Un rhume léger le fit réfléchir : le mal tenace avait-il pu être enrayé en quelques mois ?

N’y tenant plus, il se rendit secrètement chez le Docteur David, pour être fixé sur cet horrible cauchemar. Le docteur fut gaillard, comme toujours : « Excellente mine, mon garçon ! Vous avez gagné du poids, des couleurs et sans doute de la consistance interne… Voyons dévêtez-vous… Respirez !… Merveilleux !… Plus de trace !… Néanmoins, recourons aux moyens scientifiques. Demain matin, vous viendrez à l’Hôpital Notre-Dame pour la radiographie ; mes collègues seront là. »

À moitié rassuré, le patient se rendit, bien avant l’heure, le lendemain matin, à l’entrevue redoutable. Il passa aux rayons X et le développement des plaques fut heureusement plus rapide qu’à l’ordinaire : quelques points sombres marquaient l’emplacement des anciennes lésions, mais il n’y avait pas trace d’inflammation ni de ca-