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FLEUR LOINTAINE

nes plus tôt, les vaisseaux océaniques venus d’Europe. Le fleuve n’est plus, selon la définition bien connue, « une route qui marche », mais une série de routes ordinaires très sûres, jalonnées par des sapins sans racines. Automobiles, voitures, piétons, y circulent comme sur la terre ferme.

Les deux fiancés se plaisaient à faire de belles promenades dans ces paysages hivernaux ; ils prenaient part également aux multiples sports en honneur sur le Mont-Royal : courses en raquettes, glissades en tobogan, patinages sur de vastes parcs où se donnait rendez-vous toute la société montréalaise. Il y eut un palais construit uniquement avec des blocs de glace, palais enchanteur dont les mille lumières scintillaient au loin, le soir, à travers les parois transparentes.

Plusieurs fois, Paul et Yvonne avaient croisé au hasard Héliane de Bellefeuille, qui était à toutes ces fêtes ; c’était, entre eux, un échange froid de politesse. La brillante Héliane, du reste, avait oublié bien vite sa déconvenue. Elle était tout entière à sa candidature de reine, dans le concours de beauté organisé entre toutes les villes du Canada. Elle obtint les suffrages des juges, fut élue comme la plus belle jeune fille de la cité et s’appela « Mademoiselle Montréal ». Il n’en fallait pas davantage pour la consoler d’une défaite passagère : elle avait tant d’adorateurs ! En tout cas, elle et sa suite portaient les plus riches fourrures de la maison Desautels. Pour Robert et Henri, c’était le seul point qui comptait !

Entre temps, Paul Demers sentait disparaître les dernières traces d’inflammation pulmonaire, sous l’effet de l’oxygène glacial qu’il absorbait avec avidité. Il travaillait, prenait part à toutes les œuvres sociales, à toutes les manifestations de bienfaisance, sans compter les fêtes artistiques. Une troupe, composée en partie d’acteurs de la Comédie Française de Paris, vint jouer Le Cid, l’immortel chef-d’œuvre de Corneille, la tragédie des juvéniles enthousiasmes. Paul et Yvonne étaient aux premières loges, et leur cœur se délectait en entendant les vers sublimes d’honneur et d’amour :


« Sors vainqueur d’un combat dont Chimère
est le prix !…
Est-il quelque ennemi qu’à présent je
dompte ?
Paraissez Navarrois, Maures et Castillans,
Et tout ce que l’Espagne a nourri de
vaillants !… »


Ces héroïques frissons faisaient tressaillir les deux fiancés : leurs mains s’étaient unies, ils se sentaient forts pour les luttes de demain, luttes irréparables de l’existence.

Les solennités de Noël étaient proches : il fut décidé qu’ils iraient ensemble à la Messe de Minuit à Notre-Dame. Tout le corps consulaire français apparut aux premiers rangs, dans cette fête grandiose de la Nativité de l’Homme-Dieu. Paul Demers entendit avec émotion toutes les vieilles pastorales de France, dont la naïveté rappelle la foi si simple des anciens âges.

Puis, ce fut le jour de l’An, fête tout intime : selon une tradition pieuse conservée au Canada, le père de famille donne à ses enfants, ce jour-là, sa bénédiction. Yvonne et Paul s’inclinèrent ensemble sous les mains étendues du vénérable vieillard : signe auguste, gage de bonheur pour l’avenir, comme au temps d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.

Yvonne disait à Paul, le soir de ce jour : « Je réfléchis parfois au sens de cette parole de la Bible : L’homme quittera son père et sa mère… Pour vous, grand ami, c’est fait, hélas !… Mais est-il vrai que le mariage produit un éloignement de la famille qui nous a si tendrement aimés depuis notre berceau ?

— Ma douce Yvonne, je me suis posé la même question depuis longtemps et je crois l’avoir résolue. La Bible parle ici d’une évolution sentimentale qui se rapporte à un double objet. On a dit souvent que l’affection descend et ne remonte pas, d’une génération à l’autre ; les enfants ne rendent jamais à leurs parents tout ce qu’ils en ont reçu : trésors d’amour, ou trésors matériels par voie d’héritage. Un fils, une fille, reportent sur leurs propres enfants la tendresse dont ils ont été les bénéficiaires, C’est la loi de la nature, elle n’a rien d’odieux. Mais le mariage bien compris n’atténue en rien les anciennes affections familiales. Je prétends même que cette union affermit les liens antérieurs. Il n’y a que les folles amours qui fassent oublier, mépriser parfois, ceux qui ont tant fait pour nous !

— Cela me rassure, reprit Yvonne. Vous savez combien je vous aime, vous qui faites