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FLEUR LOINTAINE

enregistrer s’il y a des valeurs. — Régistrateurs au coin Ste-Catherine et Delorimier.

Dans un tramway de banlieue se trouvait cet avis : Notice aux Passagers. Pour l’amour de la sûreté, comme vous laissez ce char, regardez pour le trafic de la rue. Il est vrai que ce texte était précédé de l’avertissement rédigé en anglais : Notice to Passengers. For safety’s sake, as you leave this car, look out for street trafic. À chaque croisement de voie ferrée, l’absence de toute barrière laissait aux passants leur responsabilité, en cas de malheur : d’énormes pancartes prévenaient le public de se tenir sur ses gardes : Traverse de chemin de fer.

« Après tout, se disait notre licencié es-lettres, ces gens-là ont le mérite de faire effort, pour adapter comme ils peuvent la langue française à leurs divers besoins. Ils sont comme les élèves peu experts, condamnés à traduire littéralement, dans les classes de latin, un texte de Cicéron qu’ils comprennent mal. Dans le langage usuel, ces peccadilles sont sans importance. Il est fâcheux, toutefois, que ces barbarismes ou solécismes soient imprimés. Si la langue de la Province de Québec renferme d’adorables archaïsmes qui flairent bon notre vieux langage, les écoles devront travailler à proscrire ces tournures par trop anglaises. Nous sommes coupables, à Paris, des mêmes complaisances pour nos voisins d’Outre-Manche, avec nos squares, nos High Life Tailor, nos garden-party, nos five o’clock, nos steeple chase, nos challenge, nos foot-ball et tout le jargon sportif ; nous n’avons pas, nous, l’excuse d’être un peuple naissant, mêlé aux Anglais. Ici, la bonne société parle comme à Paris ; le peuple s’en tire comme nos Auvergnats. Ce que je constate, d’après de scrupuleuses enquêtes dont j’ai vu le relevé, c’est qu’il y a, au Canada, moins d’illettrés qu’en France ; et l’école très laïque et très obligatoire (sur les décrets ministériels) n’est pas ici en vigueur. Les petits Canadiens qui peuplent les établissements scolaires parleront mieux que la génération adulte, qui a dû peiner pour créer sa situation actuelle. Nous aurions mauvaise grâce à nous moquer d’eux et à faire chorus avec les Américains dédaigneux qui leur reprochent leur patois. C’est du français en formation dans le peuple, c’est déjà une belle littérature dans les milieux cultivés. »

Paul Demers prenait plaisir à lire les historiens, les romanciers, les poètes canadiens dont plusieurs avaient été couronnés par l’Académie Française. Il se proposait de voir l’organisation des Universités, des Sociétés Littéraires nombreuses à Québec, à Montréal, à Ottawa. C’était, disait-il, le plus bel hommage rendu à la langue des aïeux !

II


Le temps fuyait, fuyait toujours, et Paul Demers aurait été tenté de croire que les horloges canadiennes avaient un mouvement plus rapide que celles de France. Il faisait part de cette impression à sa fiancée, un soir qu’ils lisaient ensemble, le Lac de Lamartine, son poète favori. Ce lac leur rappelait celui de Ste-Agathe, où ils avaient ébauché le plus beau des romans vécus :

« Ô temps, suspends ton vol ! et vous,
heures propices.
Suspendez votre cours !
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours ! »

« Mais qu’importe la fuite éperdue des jours, des semaines et des mois ajoutait l’heureux fiancé, puisque notre amour durera par-delà la vie, dans les splendeurs de là-haut ! »

Cœurs prédestinés, que ceux à qui la foi au divin permet de braver la mort et d’échanger de la sorte, sans forfanterie, sans crainte de déception, leurs serments d’éternelle fidélité ! De telles promesses n’ont de sens que pour les croyants, et Paul Demers, on l’a vu, ne l’était pas à demi.

Vers le milieu de décembre, les eaux limpides des lacs, des fleuves, des rivières, n’étaient plus qu’un souvenir. Le Saint-Laurent était figé, immobilisé dans sa course, du moins sous une large épaisseur. Quand on contemple pour la première fois ce grand fleuve inerte, avec ses énormes cristaux de glace jetés pêle-mêle les uns contre les autres, ce désordre grandiose, cette rigidité cadavérique inspirent une sorte de terreur, comme la vue d’un monde qui viendrait de finir, après la disparition des forces divines qui en maintenaient l’activité. Pourtant, le soleil brille dans un ciel très pur, des chemins sont tracés sur ces résistantes couches de glace, une autre vie renaît là où paradaient majestueusement, quelques semai-