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FLEUR LOINTAINE

vaut mieux que les régions déboisées du grand Gévandan !… Et il racontait à ses amis toutes les péripéties du grand voyage. Il commençait à connaître le Canada, il en était épris pour de multiples causes. Yvonne s’était vite rétablie de sa langueur, auprès de celui qui était grandi à ses yeux par cette fougueuse activité. Il se plongeait dans ses notes, les classait, les comparait, ébauchait déjà les articles qu’il voulait envoyer aux Revues françaises. Retenu trop longtemps inactif, il se grisait de travail, non moins que d’amour…

Avant la fin de l’automne, le clergé de la ville avait fait la visite des maisons, selon l’usage. Paul Demers avait été édifié, par le spectacle de ces prêtres allant de porte en porte, faisant le dénombrement de leurs ouailles, s’informant des besoins spirituels et temporels, puis bénissant le foyer de toute la famille tombée à genoux. Quel spectacle solennel, dans sa simplicité, et comme tout cela symbolisait bien l’union étroite entre les fidèles et les ministres du Seigneur, dans cette théocratie canadienne ! « Paris est trop grand, répétait-il, et nous manquons de prêtres pour atteindre ainsi individuellement riches et pauvres… »

Le zélé jeune homme, qui s’était occupé de tant d’œuvres, à Paris, se plaisait à les retrouver à Montréal, et combien florissantes ! Il avait déjà lié relation avec les directeurs des Syndicats Catholiques, qui luttaient avec succès contre l’Internationale Ouvrière. Il leur avait promis son concours pour l’hiver, sentant toujours le besoin de se dévouer. Il encourageait son Yvonne à faire partie des Cercles féminins d’étude ou de bienfaisance. « Il faut, disait-il, que les laïques qui ont la Foi secondent le clergé. Le mal est déchaîné dans le monde, le bien doit être déchaîné encore plus violemment ! »

 

Les premiers froids étaient venus : Robert et son frère Henri ne suffisaient pas aux commandes de fourrures ; c’étaient la reprise des affaires, la fiévreuse activité commerciale. Par un beau matin, Montréal s’éveilla sous un blanc manteau de neige, mais le trafic de l’immense cité ne fut pas interrompu pour autant : lignes de tramways, de petits chars dans le vocabulaire canadien, automobiles avec leurs roues revêtues de chaînettes antidérapantes, camions bas, glissant sur des patins qui avaient remplacé les roues, convois traînés par de vigoureux chevaux ferrés à glace, voitures de place colorées en rouge et recouvertes de larges fourrures, automédons fièrement juchés sur leur siège, avec un gros casque à poil qui leur donnait un air sénatorial, bruit assourdissant des grelots suspendus en nombre infini à l’encolure des coursiers, tous ces détails pittoresques donnaient à la ville un cachet des plus curieux, une allure triomphale qui frappe toujours les étrangers : c’est la victoire de l’homme sur la nature rebelle.

Quand la neige se mit à tomber en rafales, formant des couches qui auraient gêné la circulation, de lourdes machines électriques circulaient sur les voies de tramways pour frayer un passage aux petits chars ; des équipes d’ouvriers, de journaliers, transportaient ces monceaux de neige dans les bouches d’égouts, gouffres béants réchauffés par les torrents d’eau bouillante que crachaient les diverses usines. Ce travail, durant la mauvaise saison, assure du pain aux pauvres gens, lesquels sont légion dans certaines impasses : là grouillent les déshérités de la fortune, les imprévoyants trop flâneurs au cours de l’été.

Dans chaque logis, on avait allumé les calorifères, appelés fournaises par transposition maladroite du mot anglais. À ce propos, le fin lettré qu’était Paul Demers avait déjà noté les horribles anglicismes qui déparent nombre d’enseignes ou réclames commerciales : Entrez voir nos articles. — Grandes bargains. — Prochaine exhibition. — On ne charge rien en plus. — Pas d’admission sans affaires. — Office privé. — Vente à rabais de coats. — Vous êtes notifié de monter en haut, au deuxième plancher, par l’élévateur. — Hôpital de chaussures, etc., etc…

Les enseignes des tailleurs-repasseurs, se chargeant de remettre à neuf les costumes usagés, avaient beaucoup amusé le Parisien : Nettoyage, pressage, réparage. À l’avenue du Parc, il avait pu lire sur une pancarte bilingue : Ladies Pressing, Pressage de Dames… « Voilà, se disait-il, une réclame qui exciterait l’hilarité de nos loustics parisiens, s’ils en avaient connaissance ! » Le style administratif lui offrait des spécimens d’impropriété de termes ou d’expressions grotesques : La malle est à l’autre coin. — Mallez vos lettres en les faisant