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FLEUR LOINTAINE

Parfois elle se promenait dans le bosquet voisin du manoir, qui lui rappelait l’échange des premières promesses : elle s’asseyait dans la clairière où Paul avait enfin compris qu’il pouvait aimer son Yvonne sans contrainte. Les feuilles d’automne prenaient mille reflets mélancoliques, suprême parure de la campagne avant la mort qu’apporte l’hiver. Le soir, la jeune fille considérait les petites mouches à feu, qui voltigeaient d’une herbe à l’autre : ces scintillements lui semblaient des lumières funèbres. Elle broyait du noir, elle craignait que son Paul n’eût abusé de ses forces. Les dernières lettres qui lui parvenaient reflétaient encore la fièvre du surmenage qu’il s’était imposé… Une dépêche, il est vrai, avait annoncé son arrivée à Banff. Mais n’était-ce pas un repos forcé ?

Paul Demers avait reçu son premier courrier à Winnipeg, il y avait une quinzaine de jours ; là, les lettres d’Yvonne étaient un encouragement à ses travaux : elle se disait fière de lui. Les secondes lettres qu’il allait recevoir au Banff Springs Hôtel étaient déjà moins enthousiastes. Un matin, elle s’était mise au piano : reprenant les extraits de Faust, où elle pouvait lire le passage qui lui avait valu son premier triomphe, elle s’attardait dans la mélodie plaintive et passionnée de Marguerite :


« Il ne revient pas !
J’ai peur, je frissonne,
Je languis ! Hélas !
En vain l’heure sonne,
Il ne revient pas !… »

Ayant aperçu Robert et sa femme qui l’écoutaient en chuchotant et qui semblaient préoccupés, elle voulut cacher ses impressions et entonna la chanson composée par Louis Fréchette :


« Jadis, la France, sur nos bords,
Jeta sa semence immortelle ;
Et nous, secondant ses efforts,
Avons fait la France nouvelle.
Ô Canadiens ! Rallions-nous,
Et près du vieux drapeau, symbole
d’espérance
Ensemble, crions à genoux,
Vive la France ! »

Mais cet entrain factice ne pouvait donner le change au perspicace Robert, ni surtout à la belle-sœur d’Yvonne, qui lisait dans l’âme de sa petite préférée jusqu’aux moindres joies et jusqu’aux plus légères peines. « La petite fait un brin de neurasthénie, dit Robert à sa femme ; j’ai remarqué ça depuis au moins une semaine. Son fiancé a eu le temps d’admirer les Rocheuses ; il faut qu’il revienne. C’est assez voyagé loin d’ici. » Et, sans retard, Robert passa à son bureau et libella la dépêche qui suit, à l’adresse de Banff Springs Hotel : « Yvonne légèrement fatiguée ; ta présence est le seul remède possible. »

Paul Demers, rentré à son hôtel, venait de parcourir tout le courrier qui lui avait été remis, depuis quelques instants ; il était déjà soucieux, en constatant le ton résigné des lettres d’Yvonne, et se demandait s’il ne devait pas hâter son retour, lorsque le groom lui apporta la dépêche de Robert. Le voyageur se rendit sans délai à la gare de Banff, sur le Pacifique Canadien, retint un lit sur le Standard Sleeping Car, et partit le soir même. Trois jours après, il était à Montréal, où la famille Desautels venait de s’installer pour la froide saison.

ÉPILOGUE

I


Comment dépeindre les joies si pures des fiançailles, entre deux cœurs qui se sont pleinement compris ? Les insignifiances extérieures qui défient la narration sont riches de sens, pour deux âmes qui magnifient les moindres incidents de chaque jour. Le verbe aimer n’a pas assez de temps et de modes, peur traduire tout ce qui se passe dans les profondeurs de deux êtres qui préparent leur indissoluble union.

L’automne fut assez court, cette année-là, selon les prévisions de Robert. La famille Desautels put faire encore quelques excursions dans les parages montréalais : Carillon, le fort de Chambly, Sherbrooke, Rigaud, l’Assomption : là, Paul Demers fut émerveillé de la fécondité du sol ; les récoltes en tabac, en blé, en avoine, en fourrage, avaient dépassé toutes les espérances, Ferdinand pouvait se déclarer satisfait. Ste-Agathe-des-Monts semblait pauvre, quand on le comparait à ces greniers d’abondance. Mais il fallait bien tirer parti de ce domaine des Laurentides, qui procurait, chaque été, un si doux repos ! Malgré tout, disait l’ingénieur-agronome, Ste-Agathe