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FLEUR LOINTAINE

été invité à partager le repas de la famille, et il avait accepté avec bonheur : il flairait déjà les gros pains de ménage, croustillants, qui sortaient du four, les tourtes, les fougasses et les tourtillons tels qu’on les prépare dans les Cévennes. Tout en mangeant, dans la vaste cuisine, ayant devant lui toute cette belle famille protégée par le grand Christ apposé au mur, Paul Demers parla du pays natal, de la Lozère qu’il avait traversée dans ses excursions : « Des hommes de valeur, dit-il, de vrais patriotes travaillent à couronner d’arbres, comme jadis, la France bossue à laquelle vos souvenirs restent si fidèles ; je suis leur modeste collaborateur ; nous transplanterons là-bas les plus beaux bouquets de verdure découverts ici. Nous apprendrons aux paysans à rester des paysans ; ce sera là le salut de notre chère nation… Vous aurez été les pionniers, les missionnaires agricoles qui aurez suscité ces idées généreuses, en donnant l’exemple de l’attachement à la terre, aux champs, aux blondes moissons. »

XIV


En un mois l’ingénieur-agronome s’était acquitté d’une belle tâche ; il avait accompli un vrai tour de force, dans cette randonnée à pas de géant dans le Nord-Canadien cultivé ; c’était la meilleure preuve de son retour progressif à la santé de sa jeunesse. D’ailleurs, n’était-ce pas, au but près, la rapide prouesse de ces jeunes groupes de Canadiens instruits, qui, depuis quelques années, entreprennent les voyages de Liaison Française à travers les provinces de leur pays, et visitent, en quelques semaines, tous les oasis où fleurit leur race, depuis la Province de Québec, berceau inviolable de l’ancienne civilisation, jusqu’à l’Alberta et à la Colombie Britannique ? Ils vont, ces braves, ces convaincus, répandre partout la chaude éloquence qui jaillit de leur cœur, et ranimer la confiance de leurs frères noyés dans la masse anglaise. Déférents pour tous, ils sont loin de mépriser les sujets de la Puissance Canadienne qui ne parlent pas leur langue, ou même qui ne partagent pas leur Foi. Mais, en s’efforçant de conserver à leur culture française les groupes qui risqueraient de s’angliciser, et par là de s’américaniser, ils maintiennent le juste équilibre entre deux éléments qui doivent coexister sans se nuire, et ils préparent la fusion si originale des deux races en présence, la future unité d’un peuple bilingue destiné à devenir une grande nation.

Pendant qu’il réfléchissait à ces vastes problèmes, pleinement conscient de leur importance, Paul Demers atteignait, tout alerte, les points extrêmes de ses fécondes excursions. Sans être fatigué outre mesure, il éprouvait néanmoins le besoin de se reposer quelques jours. Il était en présence des Montagnes Rocheuses, à l’entrée des « National Parks », à Banff qui est la porte ouverte sur de grandioses panoramas. Ayant réservé sa place au Banff Springs Hotel, il se rendit, dès le second jour, au Lac Louise, appelé à juste titre la Perle des Rocheuses, et dont un voyageur a pu dire : « Sur ce lac, dont les aspects changent toujours, réside la beauté, autant qu’elle est visible à l’œil des mortels : il a la couleur de l’opale, de l’émeraude, tous les charmes des fleurs écloses au printemps. » Les montagnes qui l’environnent ont la majesté des montagnes suisses qui encadrent Intertaken. Au Niagara, c’étaient les eaux constamment déchaînées dans leur course vertigineuse ; ici, Paul Demers contemplait cette surface calme, simplement ridée par une légère brise.

Il put voir aussi le Paradise Valley, dont le seul nom est élyséen. Un soir, il eut la chance de contempler une aurore boréale, phénomène qui n’est pas rare en ces régions durant l’automne. Là, l’artiste triomphait ; il écrivait à son Yvonne des pages et des pages d’un lyrisme éthéré : « Nous y reviendrons ensemble, ma bien-aimée, dans cette Vallée du Paradis où nous chanterons notre amour… Ce ne sera peut-être pas le but de notre voyage de noces, car j’ai à ce sujet des plans dont je vous ferai part ; mais notre tendresse doit durer aussi longtemps que la vie ; quand nous viendrons contempler ensemble ces sites divins, le cantique des chastes dilections sera à peine commencé, il sera à son prélude… Oh ! que j’ai hâte de vous revoir, vous, plus belle, plus vivante que toutes ces merveilles ! Maintenant que je suis ici pour mon plaisir, uniquement pour ma satisfaction personnelle, ayant scellé tous mes papiers scientifiques, je n’ai qu’une idée, revenir à vous !… »

 

Le fait est qu’Yvonne s’ennuyait fort.