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FLEUR LOINTAINE

devenir une grande ville dans quelque quinze ou vingt ans.

Mais les questions industrielles le laissaient plus indifférent que les questions agricoles : ce qu’il voulait voir, c’était des fermes, des arbres, des céréales ; il allait être servi à souhait pour parcourir d’immenses champs de blé, car la moisson battait son plein. Les correspondances des jours suivants signalèrent ses haltes successives dans la province d’Ontario qu’il traversait maintenant, presque en ligne droite, de l’Est à l’Ouest : Hearst, d’où un embranchement de chemin de fer descend vers le sud, jusqu’au Sault Ste-Marie, point de jonction du lac Supérieur avec les Lacs Huron et Michigan.

Avant d’avoir atteint son point terminus là-bas, bien loin, au pied des Montagnes Rocheuses, Paul Demers s’était promis de ne plus s’attarder un seul instant dans la contemplation des beautés de la nature : on n’était plus au Niagara ; pour le moment, l’ingénieur-agronome imposait silence au littérateur et à l’artiste ; il n’avait que trop de tendance à cultiver sa première vocation, et il ne l’ignorait pas ; mais on a vu que le sens pratique savait étouffer dans ce Flamand sa passion pour l’art, d’ailleurs, lorsque les circonstances le commandaient. Il se promettait, de plus, de se dédommager dans le voyage de retour. Il se hâte vers les limites de l’Ouest Ontarien, par Nakina, Sioux-Lookout, Minaki. Rien d’important ne lui échappe et ses valises regorgent déjà de notes précieuses, sur le développement agricole de cette province et sur les produits qu’elle peut exporter ou importer. Tous ces documents réunis fourniront, plus tard, la matière d’importantes synthèses.

Paul Demers est trop intelligent pour faire le moindre étalage de pédantisme : la vraie science se voile de pudeur, presque autant que la vertu : dans ses lettres à sa nouvelle famille, il s’en tient aux considérations générales, humaines, ethniques, qui peuvent intéresser Yvonne et son entourage. « Je suis frappé, écrit-il, de la survivance française dont on trouve mille exemples dans ces milieux en majorité anglais. Les curés originaires de la Province de Québec font bonne garde autour de leur troupeau, pour défendre la langue et les mœurs qui sont en rapport étroit avec la conservation du catholicisme.

« Je comprends, à cette heure, chers amis, tout ce que vous m’aviez exposé sur ce délicat problème. Et Dieu sait si les oasis canadiens-français se développent ici à vue d’œil et gagnent du terrain ! Les belles et grandes familles ! Que d’écoles françaises pour instruire toute cette jeunesse studieuse, malgré les lois sectaires et anglomanes qui contrastent avec celles du Gouvernement de Québec ! C’est la même lutte qu’en France, entre deux enseignements diamétralement opposés ; il n’y a que la forme qui varie. En tout cas, j’ai pu voir que les English, comme dit Robert, ne sont pas précisément prolifères ; les familles anglaises protestantes sont atteintes du mal universel, du suicide par le vice. Ah ! vive le Canada Français qui se rencontre partout sur ma route ! Avec de semblables familles, comme l’écrivait récemment Henri de Noussane, la France, la vraie France chrétienne, ne mourra jamais dans le Nouveau-Monde ! »

Le voyageur allait trouver bien d’autres occasions, même dans les provinces plus éloignées, de nourrir son patriotique enthousiasme : au Manitoba, en Saskatchewan, tout en continuant son enquête agricole, il ne voulut pas s’interdire l’enquête morale qui complétait son programme ; l’art seul était éliminé pour l’instant.

XIII


Près de Prince-Albert, au centre de la Saskatchewan, il eut une agréable surprise. S’étant avancé en automobile vers le nord, à une quarantaine de milles, quel ne fut pas son étonnement de découvrir toute une colonie de familles françaises, directement venues de France depuis une quinzaine d’années ! Au rude accent de ces robustes cultivateurs, à leur tête ronde, à leur moustache tombante, tels des Gaulois authentiques, Paul Demers reconnut vite leur type caractéristique et situa sans hésiter leur province d’origine : ces gens-là venaient des points élevés des Cévennes ; ils avaient quitté les pentes dénudées du Gévandan, de la Margeride. À eux seuls, ils formaient presque toute la paroisse, composée de hameaux fort dispersés ; leur curé était un Oblat français, un Lozérien, qui avait fort à faire pour visiter ses ouailles deux ou trois fois par an. Il n’y avait pas d’église ; quand le pasteur faisait sa tournée paroissiale, il apportait dans une valise tous les objets nécessaires au culte : il prenait pen-