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FLEUR LOINTAINE

trace de ces pittoresques émotions. Midi approchait. Les quatre voyageurs sortirent de l’île, traversèrent le pont métallique, et retrouvèrent le sol canadien. Ils allèrent prendre un réconfortant repas à l’Hôtel Clifton ; puis ils se disposèrent à se prélasser, toute l’après-midi, dans le Parc Victoria qui avoisine le Fer à Cheval, et dont les vastes allées aux lignes classiques contrastent avec les sentiers fantaisistes du Goat Island. « On se croirait dans les jardins de Versailles, dit Paul ; là-bas, de l’autre côté, c’est le style des races anglo-saxonnes ; ici, c’est le style latin et français : toujours deux civilisations opposées, postées face à face, et qui mettront longtemps à se rejoindre. »

Ces instants de féérie passaient trop vite. Le soleil couchant dessina deux magnifiques arcs-en-ciel dans les nuages qui montaient des Chutes canadiennes. Lorsque la nuit fut venue, de puissants projecteurs multicolores furent braqués sur les Cataractes des États-Unis, qui étincelaient de mille feux : « Ça encore, remarqua Paul, c’est beau, sans doute, mais c’est de l’artificiel, du trucage, du clinquant ; je préfère les prismes naturels que nous avons vus au coucher du soleil, reflets immaculés de la lumière divine… Ces projections scientifiques, ma petite Yvonne, sont l’image du bonheur factice, des éblouissements que produisent les folles amours ; pour nous, notre tendresse demandera lumière et chaleur à Celui qui allume, nuit et jour, ses astres dans le firmament. »

— « C’est comme qui dirait, pensa Robert qui faisait semblant de ne pas entendre, du chiqué, de la camelote chez les écervelés ; du profond, du solide dans les deux cœurs que voilà. Allons ! ma petite sœur est à bonne école ! Elle va s’instruire sur le vrai bonheur !… »

XII


Le lendemain matin, la Sedan de Robert était en route vers Montréal, avec arrêt projeté et excursion aux Mille-Isles, région qui n’avait pu être comprise dans l’itinéraire, à l’aller ; c’était pour distraire Yvonne : elle venait de quitter son fiancé ; c’était dur, on le comprend. Paul Demers avait pris le train pour Buffalo, dont les alentours allaient offrir une riche matière à ses enquêtes : le pépiniériste devait trouver là des types d’arbres à fruits comme on en voit rarement en d’autres régions.

Il avait tracé approximativement à sa fiancée les diverses étapes de son long parcours. Le Gouvernement Fédéral et les Gouvernements Provinciaux du Canada ont fait dresser des cartes physiques et économiques assez détaillées, pour que les derniers venus en ce pays puissent y franchir les distances les plus considérables sans perdre une minute, qu’il s’agisse de voyages d’étude ou de voyages d’agrément ; d’ailleurs, les régions exploitées sont sillonnées de chemins de fer ; en jetant les yeux sur un plan d’ensemble du Canada, on est frappé du nombre de voies ferrées établies sur cette bande de terre qui longe les États-Unis et s’étend de Sydney à Vancouver. L’entretien de ces voies de communication est une lourde charge pour une population qui est encore si peu dense ; la colonisation réclame des moyens de transport, mais ceux-ci vivent de la colonisation ; il y a là une sorte de cercle vicieux, un problème des plus complexes que, seul, un pays riche en ressources de toutes sortes peut résoudre. Les économistes s’en inquiètent, non sans raison.

Arrivé à Buffalo et ayant fait, en quelques jours, ample provision de renseignements, Paul Demers précisait les derniers détails de son voyage vers l’Ouest canadien : pour l’aller, il disposait du mois de septembre ; il devait suivre les lignes du Canadien-National qui desservent la partie septentrionale ; pour le retour, qui allait être beaucoup plus rapide, il se tiendrait dans les réseaux du sud, et il emprunterait à volonté les grandes artères du Canadien-National ou du Canadien-Pacifique, qui se font parallèlement concurrence. Régions forestières ou agricoles, régions industrielles, régions minières, il y a toutes les variétés sur cette terre inépuisable.

D’après les lettres ou cartes qui commencèrent bientôt à se succéder, pour rassurer la grande famille réunie de nouveau à Ste-Agathe-des-Monts, Yvonne pouvait repérer, presque jour par jour, les divers points d’arrêt de l’explorateur : North-Bay, Lac Témiscamingue, Cochrane ; il était déjà dans la province d’Ontario, ayant atteint l’importante ligne de Québec à St-Boniface ; là, il poussait une pointe vers l’Est et revenait pour un moment dans la province de Québec, pour visiter l’Abitibi jusqu’à Amos, centre minier qui promet de