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FLEUR LOINTAINE

Island, l’Île de la Chèvre. Du côté des États-Unis, la ligne transversale de chute est à peu près droite ; les eaux sont blanches d’écume et s’épandent en une nappe moins irrégulière.

Quand ils eurent rassasié leurs yeux de ce premier point de vue, nos voyageurs traversèrent le pont, pour admirer d’abord en détail les divers coins si vantés des Niagara Falls de la province de New-York. Le génie pratique du Gouvernement américain, aidé de puissants capitaux, a tout aménagé pour éviter le plus léger effort aux visiteurs. Un ascenseur les transporte aux pieds des Chutes ; là, un vapeur les attend, pour les conduire le plus près possible de la base où les eaux viennent se briser : ce bateau est le Maid of the Mist, la Nymphe de l’Écume.

Robert et sa femme, Paul et Yvonne prirent place sur le pont supérieur du bateau, non sans avoir revêtu les imperméables destinés à les protéger contre la pluie fine qui tombe sans cesse sur ce lac bouillonnant. « Cette organisation est vraiment pratique, disait Paul ; mais tous les sites les plus merveilleux que j’ai visités en Europe, en Suisse particulièrement, ont été industrialisés par des sociétés financières. C’est l’esprit du siècle, et en Amérique plus qu’ailleurs. Ce sera encore heureux si la barbarie moderne ne détruit pas ce chef-d’œuvre naturel pour en capter les forces. » Et il montrait une construction massive, établie sur la rive opposée.

Le Maid of the Mist s’avançait rapidement près de la base des Niagara Falls américains ; le pont était envahi par la buée, nuage rafraîchissant qui fouettait les visages. L’embarcation évolua ensuite jusqu’au pied des Cataractes canadiennes, s’arrêta un instant, et se laissa aller au fil de l’eau pour faire halte sur une pointe rocailleuse, où les règlements permettent aux amateurs d’attendre le prochain convoi. Nos quatre passagers ne descendirent pas et se retrouvèrent bientôt au point de départ ; là, ils reprirent l’ascenseur pour aller parcourir les bosquets qui bordent le cours supérieur de cette branche du fleuve.

Un pont conduit dans le Goat Island. L’île a été transformée en parc, avec ses allées capricieuses qui aboutissent au bord du grand gouffre ; de là, le regard s’étend sur les deux cours d’eau prêts à se métamorphoser de part et d’autre ; des rocs s’avancent, d’où l’on peut voir les masses énormes de liquide qui piquent subitement là-bas, vers le lac où parade le Maid of the Mist. D’après la légende, une pirogue indienne, montée par quelque divinité des bois, aux temps jadis, se serait précipitée de ces hauteurs. Des images représentent encore cette déesse aux cheveux épars, arrivés au point où les flots s’arrondissent en croupe mouvante pour prendre leur terrifiant essor.

Une dernière attraction existe dans le Goat Island : un escalier primitif, qui sera bientôt remplacé par un ascenseur semblable à celui qu’on a vu, permet d’atteindre l’intérieur des cataractes, derrière l’immense rideau écumeux, et de pénétrer dans une grotte, appelée Cave of Winds, Grotte des Vents, véritable antre d’Éole où se déchaînent des tourbillons d’air chargés de vapeur glaciale. Avant de se hasarder dans ces profondeurs, il faut changer complètement de costume. La timide Yvonne hésita d’abord à recevoir cette douche imprévue ; mais, s’armant de courage, elle suivit la caravane formée d’une vingtaine de globe-trotters : que pouvait-elle craindre en compagnie de son Paul, de son vaillant frère Robert, de sa sœur toujours décidée aux périlleuses aventures ? On leur avait donné un guide exercé à cette excursion souterraine.

Lorsqu’ils eurent atteint cette excavation rocheuse, ils se sentirent perdus au milieu d’un ouragan infernal : c’était l’horreur du chaos, comme dans les entrailles d’un monde en formation ; les eaux dévalaient devant eux, lancées des sommets du promontoire où ils étaient perchés tout à l’heure ; un cyclone balayait le roc de toutes parts : on eût dit que mille grondements de tonnerre sortaient des entrailles du sol. Secouée par ce tintamarre démoniaque, Yvonne faillit se trouver mal : mais Paul lui saisit le bras au moment où elle chancelait, toute frissonnante. Bientôt, le guide prit le chemin de sortie et conduisit le groupe sur une série de passerelles que l’on traverse à la file indienne, juste au pied des cataractes, jusqu’au Rock of Ages, ce bloc préhistorique, constamment arrosé par les éclaboussures de l’onde transparente.

On était au but de l’excursion ; Yvonne grelottait et claquait des dents. Bien vite, tous remontèrent au Goat Island où brillait un clair soleil : après quelques énergiques frictions données par des masseurs et des masseuses spécialistes, il ne restait plus