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FLEUR LOINTAINE

franchissaient l’industrieuse cité de Hull, de l’autre côté de la rivière, pour se rendre à la ferme-modèle qui occupe d’immenses terrains. L’ingénieur-agronome interrogeait les employés, prenait des notes, s’informait des moindres détails ; il était dans son élément, et l’on eût dit qu’il avait préparé cette carrière dès sa plus tendre enfance.

Vers le soir, la petite caravane vint réserver des chambres au grand hôtel Château-Laurier. Après une bonne nuit, ils se rendirent tous ensemble à la Gare Union, où Charles-Édouard et Ferdinand devaient prendre le train pour Montréal.

 

Il ne reste plus que les quatre voyageurs qui semblent inséparables, depuis le jour où ils se trouvaient à la gare Windsor, après le débarquement du grand ami venu de France. La famille canadienne est assez grande pour former ces groupes qui ne nuisent pas à l’unité générale. Robert est toujours au volant, prêt à lancer quelques-unes de ces boutades qui font de lui un gai luron, un joyeux compagnon de route :

« Eh ! là, le fiancé, dit-il à Paul qui est a côté de lui, tu tournes le dos à ta blonde ! Tu aurais peut-être envie d’aller te blottir à côté d’elle, au fond de la voiture ! Faut pas te priver, mon vieux, si le cœur t’en dit… Quand j’étais fiancé, moi, j’étais d’une assiduité folle. Ah ! l’amour quand ça vous tient !… Tu vas quitter ta belle Yvonne au début de ton bonheur. Elle prépare déjà ses mouchoirs de fine batiste, pour essuyer ses larmes.

— Tais-toi donc, blagueur, répliqua Paul ; j’aurai un beau-frère insupportable, à ce que je vois ; il ne prend rien au sérieux… Allons ! mon brave Robert, je vais plutôt changer de place avec toi ; tu sais que je ne suis pas mauvais conducteur. Je me suis exercé plusieurs fois la main sur ta Sedan, dont le mécanisme diffère légèrement de nos automobiles françaises. Si je n’ai pas voulu conduire jusqu’à ces derniers temps, c’est que je me sentais encore trop faible.

— C’est-à-dire que tu avais le cœur en compote, ne sachant pas par quel bout commencer, pour en finir avec le roman le plus embrouillé du monde. Enfin, ça y est !… Tiens, puisque tu le veux, je te cède le volant. Je commence à en avoir assez de regarder droit devant moi. Et surtout, attention ! Ne te laisse pas distraire par la pensée de ta belle ! Sa vie et la nôtre sont entre tes mains. »

Bientôt, ils aperçoivent le Lac Ontario qui brille de tout l’éclat de la lumière dû soleil et du ciel bleu. Un lunch est pris sur l’herbe au bord de la route, et la course reprend de plus belle. On arrivera d’assez bonne heure à Toronto. Ils ne veulent pas d’ailleurs s’y attarder : le lendemain doit se passer sur les bords du Niagara.

XI


« Cela dépasse en beauté tout ce qu’on avait pu m’en dire », s’écriait Paul Demers en face des Chutes majestueuses. Les quatre excursionnistes se trouvaient sur le pont métallique qui fait face aux Cataractes ; d’une seule arche, ce viaduc est lancé hardiment entre les deux rives du ravin où s’engloutissent les flots écumeux du fleuve, après leur vertigineuse descente du haut des rochers taillés à pic : il relie le Canada aux États-Unis.

Robert Desautels et sa femme connaissaient déjà ce spectacle dont on ne se lasse pas et qu’on aime toujours à revoir, comme tout ce qui est vraiment beau. Mais les deux fiancés découvraient là des sites tout neufs pour eux, comme leur nouvelle vie : ils demeuraient immobiles, éblouis par tant de grandeur et de majesté : l’être humain se sent si petit en présence des grandioses manifestations de la nature ! Ils se rapprochaient instinctivement l’un de l’autre, comme si le gouffre immense où déferlent les eaux en furie menaçait de les engloutir. Ce n’était, du reste, qu’une première impression : quand on contemple à loisir ce déchaînement de forces mystérieuses, il semble qu’une main invisible et toute-puissante en règle le cours.

Droit devant eux, c’étaient les Chutes canadiennes, un peu moins élevées que leurs voisines, mais beaucoup plus étendues et plus profondes : la teinte verte qui les caractérise provient de l’abondance des eaux ; leur développement en forme de fer à cheval, d’où leur est venu le nom sous lequel on les désigne de nos jours, fait que leurs courants s’entrecroisent en tombant dans le vide ; il en résulte des nuages multicolores dont elles se voilent à certaines heures. Elles sont séparées des cataractes américaines, à l’extrémité gauche, par le Goat