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FLEUR LOINTAINE

me sens capable, Paul, non de vous faire oublier les pertes cruelles qui ont bouleversé votre existence, mais d’en adoucir l’amertume. Loin de votre patrie, où reposent, dans la tombe, presque tous ceux qui vous aimaient, vous êtes ici dans une France nouvelle, dans une famille française où vous serez également beaucoup aimé.

— Oui, mon Yvonne toute à moi, je suis sûr que là-haut, des splendeurs de la gloire, ceux qui nous ont quittés, les vôtres, les miens, nous ont préparé ce jour béni où se décident nos fiançailles.

« Mais les fiançailles ne sont pas encore le mariage ; si vous êtes de mon avis, ma bien-aimée, nous retarderons le grand jour des irrévocables promesses, jusqu’au printemps prochain, jusqu’au réveil des oiseaux et des fleurs. Puisque vous me l’avez prédit, je serai alors pleinement moi-même pour m’enivrer de mon bonheur.

— Oh ! oui, mon Paul, nous ferons durer cette période délicieuse où l’on s’aime idéalement. Cela doit être bien beau, le temps qui suit les fiançailles ! Quand elle avait quinze ans, étudiant déjà sa vocation, votre petite Yvonne aurait consenti à être une simple fiancée pour toujours. Mes sentiments ne se sont guère modifiés, grand ami ! Car je me sens encore une petite fille, toute fière ce soir d’être là, à côté de l’élu de mon cœur !… »

Paul pouvait se rendre compte de la limpidité qui rendait translucide cette âme si blanche.

« Petite fleur chérie, reprit-il, fleur lointaine que j’ai découverte dans ma patrie nouvelle, lis parfumé de suaves vertus, vous m’étiez annoncée, dès le premier instant où j’entrevoyais les terres du Canada. Dieu envoie des lumières prophétiques à ses serviteurs : le saint missionnaire du Labrador à qui j’ai écrit l’autre jour, m’avait fait entrevoir la réalisation de ce rêve. Ses prières ont été entendues par le Très-Haut.

« Nous irons, demain, remercier Dieu au pied de l’autel ; dans quelques jours, nous continuerons notre action de grâces au sanctuaire de Lourdes de Montréal, en attendant d’aller voir la Vierge de Massabielle, par delà les mers.

— Et nous irons aussi, ajouta Yvonne, à l’oratoire St-Joseph, le grand pèlerinage canadien, où s’accomplissent tant de miracles ; c’est là-bas, sur les flancs du Mont-Royal qu’illuminent en cet instant les derniers rayons du soleil…

— Tout ce que vous voudrez ! »

Et prenant dans sa main la petite main d’Yvonne qui tremblait, Paul y appliqua ses lèvres et y déposa un tendre baiser…

IX


Il y a grande liesse au manoir Desautels : la remise de l’anneau des fiançailles ne saurait avoir lieu sans une fête de famille. Aussi bien, tout le monde est en l’air. Il y a trois jours que Paul et Yvonne sont tombés d’accord : ils seront les héros de ces réjouissances !

On est à la campagne ; tout ce qui sentirait trop la ville a été délibérément exclu. La famille Desautels, simple dans ses goûts comme on a pu le voir, veut donner au Français le spectacle des mœurs canadiennes d’autrefois, en semblable occurrence. Plus d’opéras, plus d’extraits de Faust, de Carmen ou d’Élie ; on a fait venir un violoneux, survivant des temps passés, dans son pittoresque costume qui rappelle vaguement la livrée des Bretons en France, de ceux du moins qui n’ont pas adopté les mœurs de Paris. Il a un répertoire de choix.

Les bons amis Boivert ont été invités : au grand complet, ils sont là, un peu avant midi, pour s’asseoir à la table commune. Quelle table ! Le festin promet d’être en rapport avec la solennité. Les bouquets de fleurs alternent avec les compotiers débordants de fruits : poires, pommes, fraises, melons, entremêlent leurs parfums appétissants. Il y a également les fruits exotiques de Floride et de Californie : bananes, ananas, raisins. Les bouteilles se dressent, le Bordeaux fait face au Bourgogne, le Champagne n’a pas été oublié : « Ça, mon futur beau-frère, s’écrie Robert qui accompagne Paul pour inspecter la table, c’est le plus pur nectar de France ! »

Un signal est donné, on appelle les convives qui ont envahi toutes les pièces de la maison. Il serait difficile d’établir un protocole. Monsieur et Madame Desautels se font face au centre de l’immense table : Paul est invité à se mettre à la droite de sa Belle-Maman, Yvonne prend place à la droite de son vieux Papa. Les autres choisissent des sièges à leur fantaisie.

Elle est plus belle que jamais, Yvonne, dans son costume aux nuances très claires :