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FLEUR LOINTAINE

Non, vos exemples ne peuvent rien dans notre discussion. J’ai connu, moi, plusieurs Français comme vous qui ont épousé des jeunes filles du Canada, et réciproquement ; la plupart de ces ménages n’étaient pas mal assortis, du moins à ma connaissance. Je pourrais vous fournir des noms, des adresses… Vraiment, si une jeune fille de chez nous, libre de tout engagement, croit devoir orienter son cœur du côté d’un cousin de la Vieille-France, quel est celui de ses compatriotes qui pourrait voir là une félonie envers la nation, envers la race canadienne ? Il faut ne rien connaître à nos communes origines et à notre histoire, pour se formaliser d’un pareil croisement qui n’est, après tout, qu’un retour vers le passé : nous sommes du même sang, de la même grande famille. »

 

Le jeune homme demeurait interloqué devant cette lumineuse logique, dans un cerveau féminin. « Ainsi va la vie ! » se disait-il. Si pareille entrevue avait pu être retardée d’un an, il n’aurait pas eu à ergoter de la sorte. Selon les prévisions du Docteur David, il n’aurait pas obligé l’intelligente Yvonne à se mettre en frais de dialectique. Lui, tout le premier, il aurait fait une demande en règle aux parents de la jeune fille.

Mais, ainsi qu’elle l’avait affirmé tout-à-l’heure avec tant d’esprit, l’amour n’attend pas tous les arrangements logiques ; il se plaît à devancer les événements, à empiéter sur l’avenir. Sans aucun doute, la Providence permettait ces renversements qui n’étaient illogiques qu’en apparence. Ne fallait-il pas beaucoup de joie, beaucoup d’amour, pour dilater cette âme trop longtemps contractée, et hâter par là le retour du plein équilibre nerveux ?

« Ma petite Yvonne, finit-il par dire après un silence prolongé, veuillez ne pas trouver mauvais que je sois réduit provisoirement à quia. Avant de poursuivre cette argumentation, j’aurai un entretien avec votre famille. »

VII


À l’issue du repas de midi, Paul Demers se trouvait au fumoir, seul à seul avec son ami : on eût dit que c’était la semaine des entrevues secrètes, comme pour d’importantes affaires diplomatiques, dans l’État en miniature établi à Ste-Agathe.

« Mon brave Robert, tu disais vrai l’autre jour, sur le quai de Montréal : ton aviateur s’élance vers l’azur des rêves d’amour, et plus vite qu’il ne l’avait prévu…

— Ah ! ah ! nous y voilà enfin, mon cher Paul ! Durant la guerre, tu n’avais connu que les gâs canadiens. Tu commences à connaître les femmes de notre pays… Elles ont du piquant, mon vieux, et quand elles ont mordu quelque part, elles ne lâchent point prise de si tôt.

— Mais je trouve tout cela prématuré ; je ne voulais prendre de décision qu’au printemps prochain, après le dernier examen médical.

— Tu me fais rire, mon grand garçon, à la vue de tes procédés dilatoires. Avec Yvonne, vous êtes deux amoureux du dernier comique ! Chacun des deux crie à l’autre, sur tous les tons musicaux et oratoires : « Je vous adore, mais je ne puis le dire en termes directs ! » Ma sœur a été assez loin avec toi, j’imagine ; elle ne peut pourtant pas se jeter à ton cou, comme ça, par un beau matin ! Et toi, retenu par je ne sais quels scrupules, tu interromps tes plus beaux élans et tu sembles dire sans cesse : « Attendez encore un peu, Mademoiselle ! Mon cœur est plus que prêt, mon esprit ne l’est pas… Laissez-moi encore raisonner sur mon cas de conscience ! » Vois-tu, Paul, tu es encore pétri des habitudes administratives, du formalisme encombrant de la vieille Europe, même dans les affaires du cœur.

« Ici, tout ça se traite plus rondement. Quand j’ai rencontré, moi, celle qui devait être ma femme, on s’est fréquenté quelque temps. Puis, j’ai dit à cette charmante blonde : « Tu m’aimes, je t’aime, marions-nous ! » Et on s’est marié ; tu peux voir que ça n’a pas trop mal réussi.

— Tu en parles à ton aise, mon cher ! Tu étais dans ton pays, toi, et puis la guerre t’avait laissé intact…

— Tu reviens trop souvent à des objections qui sont enfantines. C’est ta marotte. D’abord, tu es dans ton pays, comme là-bas. Tu l’as dit éloquemment, le lendemain de la fête, au dîner consulaire dont j’ai lu le compte-rendu dans les journaux. Quant à ta constitution, ne vois-tu pas que tu gagnes tous les jours du terrain ? Tu es déjà revenu fort comme un turc. Fais crédit de confiance à la nature, comme l’a