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FLEUR LOINTAINE

comprises autrefois dans la plupart des familles, telles qu’elles subsistent encore dans les milieux où l’amour n’est pas affranchi de toute loi. Ils se trouvaient dans une clairière d’où l’on apercevait les fenêtres, largement ouvertes de la façade de la maison. De pareilles rencontres ont tout le charme de l’imprévu, et deux cœurs épris s’y sentent d’autant plus à l’aise qu’ils ne se sont pas recherchés ; dans bien des cas, rien ne paralyse les nobles pensées comme un programme tout tracé d’avance. La poésie ne jaillit pas sur commande, qu’il s’agisse d’un poème écrit ou d’un poème vécu. L’occasion était bonne, pour préciser quelques points de la vie sentimentale où se complaisaient ces deux âmes de choix.

« Allons ! Monsieur Demers, dit Yvonne, je vous surprends aujourd’hui dans la solitude : est-ce que, par hasard, vous seriez encore sujet à quelques-unes de ces rêveries moroses auxquelles j’ai donné la chasse, sur le lac où nous faisions l’ouverture de la pêche, il y a deux mois ? Vous m’avez fait espérer le contraire, l’autre semaine. Voyons, Monsieur le rêveur, asseyons-nous sur l’herbe, là, gentiment ; si Maman m’appelle, nous l’entendrons sans difficulté. D’ailleurs, la voilà qui paraît à la fenêtre : elle nous a vus et elle saura où me prendre, si elle a besoin de mes services. Il y a encore plus d’une heure avant le dîner, et tout est prêt…

« Cette excellente maman ! Comme elle s’intéresse à vous. Monsieur Demers ! Il lui semble que vous êtes son dernier-né, elle me l’a dit textuellement l’autre jour. Mais aussi, j’ai reçu pas mal d’admonestations à cause de vous : j’ai été grondée vertement deux ou trois fois, à cause de ma négligence à votre égard. En ce moment, elle doit rire d’aise, de nous avoir aperçus tous deux : ce sera la meilleure preuve que je n’aurai pas été négligente, au moins pour une fois.

« Mais aussi, Monsieur Demers, vous êtes quelque peu intimidants, vous autres Français ! J’ignore si tous sont comme vous, là-bas, dans votre pays. Pour ce qui vous concerne, tenez, voici mon appréciation : vous êtes trop énigmatique. »

Comme on vient de le voir, Yvonne, dans ses entretiens avec le grand ami, avait repris le ton de camaraderie enjouée, de taquinerie espiègle, qui avaient caractérisé ses premiers essais d’incursion dans un cœur masculin. Ni lui ni elle n’osaient trop faire allusion à l’heure critique qui avait failli les séparer. Il valait mieux ramener la délicieuse idylle au point exact où elle avait été interrompue, suivre une voie différente pour ne pas trébucher, et ne plus faire de retour sur le passé, pour mieux envisager l’avenir.

Mais les déclarations enflammées de la jeune fille, à travers les mélodies musicales où elle avait fait passer toute son âme, dans un moment d’exaltation, n’en subsistaient pas moins ; c’était en vain qu’elle cherchait à retrouver ses premières attitudes d’enfantine câlinerie. Ce ton sonnait faux, ce jeu sentait l’étude et la contrainte. Paul, de son côté, avait fourni des témoignages de tendresse qui, sans être explicites, étaient assez éloquents ; il y a des silences qui en disent plus long que tous les discours.

Il régnait donc, entre eux, une certaine gêne qui était difficile à vaincre : ils s’étaient trop avancés, pour se donner maintenant le change sur leur situation réciproque. Leur affection était parvenue à un point mort qu’il s’agissait de franchir ; mais comment ? Yvonne ne pouvait passer outre : singulière anomalie, que celle où la jeune fille semblait devoir stimuler l’apparente indolence du jeune homme qui l’adorait !

Mais un cœur féminin a recours à mille industries pour dire ce qu’il doit taire ; elle se doutait bien que, dans cette clairière ensoleillée, au moment où la tiédeur parfumée de cette matinée estivale les entourait de toutes parts, Paul n’attendait peut-être qu’un mot, le mot magique, pour lui prendre la main et murmurer à son oreille la déclaration attendue : « Yvonne, je vous aime, je vous adore, je n’aimerai jamais une autre que vous ! » C’eût été la dernière étape vers le bonheur, et, du même coup, la fin des attitudes conventionnelles. Mais Paul restait convaincu que cette heure de suprême félicité n’avait pas sonné encore. Quel supplice de temporiser, lorsqu’on voudrait s’élancer, par bonds vertigineux, vers le but qui attire tout l’être, d’une force irrésistible !

Yvonne se sentait décidée à pousser l’enquête, coûte que coûte, à saisir les motifs des dernières résistances, à les discuter, à les pulvériser au besoin. Elle ne se tiendrait pas pour battue, avant d’avoir découvert la clé de l’énigme.

VI


« Oui, Monsieur Demers, je vous trouve