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FLEUR LOINTAINE

trouver parmi des compatriotes qui ont fait la guerre avec vous. Les circonstances vous appellent à collaborer à l’œuvre commune du relèvement de notre bien-aimée patrie : échanges de produits agricoles, transplantations de nouvelles essences pour le reboisement, recherches d’arbres fruitiers pour nos vergers de France, toutes ces questions vous sont familières, et vos expériences ne pourront qu’en préciser les données. Je sais, du reste, ajouta le Consul, que vous allez étudier le régime légal et moral de la famille canadienne-française. Nos hommes d’État de là-bas, nos économistes, nos éducateurs, ne doivent pas fermer l’oreille aux leçons qui leur viennent des puissants cousins du Canada. Sur nombre de points, cette branche de la commune race, établie dans le Nouveau-Monde, est plus prospère que la souche primitive. La France doit importer chez elle non seulement des produits industriels ou agricoles canadiens, mais encore des mœurs qui furent longtemps les siennes, et qui sont la force du peuple apparenté avec nous par les liens du sang et de l’affection. »

Paul Demers se crut obligé de répondre à ces patriotiques paroles. Ayant remercié d’abord le Consul, il ajouta : « Les témoignages de bienveillance dont je suis l’objet en ce pays, tant de la part de mes compatriotes que de votre part à vous, chers cousins ici présents, m’engagent à dépenser toutes les forces que m’a laissées la guerre, pour resserrer les liens qui s’affermissent d’un jour à l’autre entre nos deux pays, fractions indivises de l’apanage commun légué par nos aïeux. Comme vient de le dire éloquemment Monsieur le Consul Général, la France d’Europe doit rechercher avec soin toutes les traces de son ancienne civilisation, si vivantes encore dans la France d’Amérique. Notre patrie de là-bas a donné beaucoup aux autres pays, quelle que soit l’époque où l’on étudie son histoire ; il est temps qu’elle bénéficie, à son tour, des forces qu’elle a développées par-delà ses frontières : forces religieuses, forces scientifiques, forces artistiques.

« Vous avez survolé l’Alsace-Lorraine au cours de la conquête, chers camarades aviateurs, et vous avez contribué à nous rendre les deux provinces obstinément fidèles à notre langue et à notre esprit. Vous venez de survoler, ce matin, un coin d’une autre Alsace-Lorraine infiniment plus vaste que la première : la province de Québec est également française de langue, française de cœur. Les distances ne changent rien à cet admirable équilibre entre les deux prolongements de la patrie centrale. Si jamais quelques passions violentes, comme il arriva chez les peuples trop idéalistes, venaient à diviser le noyau principal de notre peuple, ces groupements français élèveraient la voix, de l’Est et de l’Ouest, des bords du Rhin et du St-Laurent, pour nous rappeler au sentiment de la grande fraternité commune. L’édifice de notre civilisation ne sera pas ébranlé, tant que ces deux bastions, cimentés sur le roc, se dresseront de part et d’autre du noble pays dont nous sommes tous issus… Je lève mon verre à la France immortelle, aux deux Frances qui communient aujourd’hui dans le plus saint des amours, après avoir communié dans les plus sanglants sacrifices !… »

V


Les peuples heureux, dit-on, n’ont pas d’histoire ; les familles heureuses non plus : le bonheur d’un foyer est fait de ces mille riens qui remplissent les journées, les semaines, les mois ; Paul Demers, revenu à Ste-Agathe, allait goûter ces joies calmes, méritées par des années de souffrance. Néanmoins, le grand problème qui l’avait préoccupé n’était qu’en voie de solution ; il ne pouvait pas encore donner libre cours au penchant qui l’inclinait de plus en plus vers l’idéale enfant dont toutes les pensées étaient pour lui. Yvonne s’étonnait parfois de cette extrême réserve. Une étape presque décisive avait été franchie en quelques semaines, à la faveur du branle-bas déclanché par l’audacieuse incursion d’une beauté trop conquérante. Après cette mise au point, la jeune fille, restée seule dans la place, ne pouvait comprendre les hésitations du grand ami. Ce n’était pas à elle de faire d’autres avances ; elle craignait même d’avoir réagi à l’excès contre sa timidité antérieure.

Un jour que Paul Demers se promenait seul dans un bosquet voisin du manoir, Yvonne arrivait en sens inverse, par le même sentier : sans préméditation, elle se trouvait face à face avec le jeune homme ; c’était la première fois qu’ils se rencontraient ainsi sans témoins. Il leur était bien permis d’entamer un bout de conversation, sans manquer aux règles des plus strictes convenances, telles qu’elles étaient